« Trois grandes forces dominent le monde : la stupidité, la peur et la cupidité. »

Albert Einstein

La stupidité

C’est l’histoire d’un fiasco. D’un échec total. D’une bérézina. Celle d’une ambitieuse ligue de soccer créée dimanche, conspuée lundi et laissée pour morte mardi, sous les cris de révolte des partisans, des joueurs et des entraîneurs. Un cas d’école de capitalisme sauvage qu’on enseignera à HEC pour les 25 prochaines années.

Minimum !

Je résume.

Dimanche soir, 12 grands clubs d’Europe ont fondé une nouvelle compétition. La Super Ligue. On parle ici du fin du fin. De la crème de la crème. Des équipes que même les non-initiés connaissent : FC Barcelone, Real Madrid, Manchester United…

La promesse de cette Super Ligue ? Du super. Beaucoup, beaucoup de super. Des super vedettes. Des super duels. Des super stades. De la super technologie. Tous les mercredis soir, à heure de grande écoute. En lieu et place d’une autre grande compétition, la Ligue des champions, grosso modo l’équivalent des séries éliminatoires du soccer européen.

C’est super, non ?

Eh bien non, justement. C’est une mauvaise idée. Une des plus stupides de l’histoire du sport. Car contrairement à la Ligue des champions, qui récompense les clubs les plus performants dans les championnats nationaux, la Super Ligue n’était pas une méritocratie, mais une ploutocratie.

Une quoi ?

Une ploutocratie. Une ligue exclusive, réservée aux équipes les plus riches. Les 12 clubs fondateurs étaient assurés d’en faire partie. À vie. Sans ne jamais avoir à se qualifier. Ils auraient ensuite invité une poignée d’autres clubs riches, chaque année, selon leur humeur. Un peu comme un portier choisit les clients, à l’entrée d’un bar.

Ce plan a suscité la colère de dizaines de millions de partisans. Avec raison. C’est scandaleux. Les 12 clubs se sont défendus en présentant leur projet comme un copier-coller des ligues nord-américaines. Regardez la NBA. La NFL. Le baseball majeur. La LNH. Ce sont toutes des ligues « fermées », comme la nôtre. C’est-à-dire que les Éperviers de Sorel, aussi bons soient-ils, ne pourront jamais jouer dans la LNH.

PHOTO ADRIAN DENNIS, AGENCE FRANCE-PRESSE

Manifestation contre la création de la Super Ligue, à l’extérieur du stade du club anglais de Chelsea, mardi

Bien essayé. Sauf que la comparaison est trompeuse. Le projet de la Super Ligue, ce n’est pas seulement de créer une ligue « fermée ». C’est aussi de restreindre l’accès aux éliminatoires – présentement ouvert – pour toute l’Europe !

Vous voulez une comparaison plus juste ? C’est comme si le Canadien de Montréal, les Maple Leafs de Toronto, les Rangers de New York, les Bruins de Boston, les Red Wings de Detroit, les Blackhawks de Chicago, les Flyers de Philadelphie et les Kings de Los Angeles restaient dans la LNH. Mais qu’au printemps, ils organisaient leurs propres séries éliminatoires. Entre eux seulement. Chaque année. Laissant les autres clubs se battre pour une Coupe Stanley désacralisée.

Seriez-vous contents ?

Si vous êtes un partisan du Canadien, peut-être. Car les chances de gagner du Tricolore augmenteraient. Maintenant, imaginez le même scénario. Mais avec les Stars de Dallas à la place du Canadien. Vos Glorieux seraient exclus du tournoi le plus prestigieux. Pour toujours. Comment réagiriez-vous ? Sûrement mal. Très mal. Ce serait même possible que vous brûliez une poubelle. Ou deux. Ou trois.

C’est l’ambiance qui règne en Europe depuis 48 heures. Mardi soir, confrontés à la colère du peuple, les six clubs anglais ont tous quitté la Super Ligue. L’Inter Milan en a fait autant. L’AC Milan, le FC Barcelone et l’Atlético Madrid s’apprêtaient à les imiter. Le bloc des 12 se disloquait aussi vite que l’Empire soviétique vers la fin. Au moment d’écrire ces lignes, on gravait l’épitaphe sur le tombeau de la Super Ligue.

La peur

Revenons au projet. Pourquoi, au départ, les 12 clubs ont-ils voulu créer cette Super Ligue ? Pour deux raisons. Intrinsèquement liées.

La peur et la cupidité.

D’abord, la peur. Ces dernières années, faute de bons résultats, les grands clubs européens ont souvent été privés de la Ligue des champions. Surtout en Angleterre. Pour une raison bien simple : pour se qualifier, un club anglais doit terminer parmi les quatre premiers de son championnat national.

Or, en Angleterre, il y a six clubs très, très, très riches. Et d’autres formations capables de surprendre. Si bien que cette saison, quatre clubs fondateurs de la Super Ligue, Chelsea (5e), Liverpool (6e), Tottenham (7e) et Arsenal (9e), risquent d’être exclus de la Ligue des champions, au profit de minous comme Leicester et West Ham.

C’est embêtant.

Parce qu’une absence en Ligue des champions prive ces grands clubs de dizaines de millions en revenus. Or, moins d’argent, moins d’embauches. Moins d’embauches, moins de victoires. Moins de victoires, pas de Ligue des champions. Et le cycle recommence. Arsenal est pris dans cette spirale déflationniste. Et ne s’amuse pas.

La beauté de la Super Ligue ? Elle éliminait complètement cette peur de l’exclusion. Parce que désormais, la place en « séries » était achetée. Payée. Assurée. Littéralement.

Autre avantage de la Super Ligue : fini les matchs de premier tour contre des champions de plus petits pays. Et les risques associés. L’automne dernier, par exemple, le Real Madrid s’est fait battre par le Shakhtar de Donetsk. Il y a deux ans, la Juventus de Turin s’est inclinée devant le club suisse des Young Boys. C’est gênant. Humiliant. Après, il faut répondre aux critiques des journalistes. Des chroniqueurs. Des ultras.

Ça peut faire peur. Sans compter que c’est déplaisant. Des troubles qu’une place assurée en Super Ligue faisait disparaître instantanément.

Sauf que comme l’a si bien noté l’entraîneur-chef de Manchester City, Pep Guardiola, opposé au projet : « Si vous ne pouvez pas perdre, ce n’est pas du sport. »

La cupidité

Enfin, le cœur du problème.

L’argent.

Les super clubs en veulent toujours davantage. C’est correct. Ainsi fonctionne le capitalisme. Ça tombait bien, la firme JPMorgan Chase était prête à signer un chèque de 3,5 milliards d’euros (environ 5,3 milliards CAN) pour lancer la Super Ligue. De quoi aider le FC Barcelone et le Real Madrid à réduire leur dette colossale, qui dépasse le milliard de dollars.

Or, comme l’ont souligné bien d’autres chroniqueurs avant moi, le capitalisme, c’est une chose. Le capitalisme sauvage, ç’en est une autre.

La Super Ligue était issue du deuxième. Sa survie accentuerait les inégalités déjà très grandes entre les clubs. Elle enrichirait une poignée de propriétaires cupides, au détriment des autres. Elle nuirait au sport. À l’esprit de compétition. Elle étoufferait l’espoir des partisans de Donetsk, Lyon, Leicester, Belgrade ou Leipzig de voir leur équipe locale grimper les échelons, se qualifier pour la Ligue des champions et accueillir dans leur stade les plus grandes stars du soccer.

Comme l’a écrit le chroniqueur du Guardian Jonathan Liew : « Seulement quelqu’un qui déteste profondément le football peut se cacher derrière la Super Ligue. »

Heureusement, les heures de la Super Ligue semblent comptées. Et le soccer, sauvé.