Il était à la fois magicien et tricheur, génie et sans-génie, virtuose et voyou. Il était tout ça et bien plus encore. Un personnage complexe, controversé et charismatique, de zones d’ombre et de paradoxes, plus grand que nature. Un prodige des bidonvilles de Buenos Aires, un demi-dieu napolitain, un champion du monde. El Pibe de Oro. Le gamin en or.

Le légendaire Diego Armando Maradona est mort, le mercredi 25 novembre, d’un arrêt cardiaque, chez lui en banlieue de Buenos Aires. Il avait 60 ans.

Celui que le prestigieux magazine de soccer Four Four Two a désigné en 2017 meilleur joueur de tous les temps – devant son compatriote argentin Lionel Messi et le Roi Pelé du Brésil – a cristallisé son mythe, le temps de trois minutes de jeu, le 22 juin 1986. En marquant deux des buts les plus célèbres de l’histoire de la Coupe du monde.

J’en garde un souvenir très vif. J’avais 13 ans, devant la télé, dans le sous-sol chez mes parents. Quart de finale du Mundial mexicain. Devant 115 000 spectateurs au stade Azteca, le numéro 10 argentin a reçu le ballon au milieu du terrain et driblé sur 60 mètres la moitié de l’équipe d’Angleterre. Le but du siècle. Un acte de bravoure magistral. Le chef-d’œuvre d’un surdoué.

« C’est le seul moment de ma carrière où j’ai eu envie de célébrer le but d’un adversaire », a dit par la suite Gary Lineker, meilleur buteur de la compétition. « Il était de loin le meilleur joueur de mon époque et peut-être le plus grand de tous les temps », a écrit mercredi sur Twitter l’ex-attaquant anglais, devenu présentateur à la BBC.

Quelques instants plus tôt, disputant un ballon aérien au gardien anglais Peter Shilton, Maradona avait levé le bras en feignant une reprise de la tête et marqué le premier but du match… de la main gauche. L’arbitre tunisien Ali Bennaceur jure à ce jour qu’il n’a rien vu. « Ce but, je l’ai marqué un peu avec la tête et un peu avec la main de Dieu », a admis Maradona en conférence de presse après le match, remporté 2-1 par l’Argentine.

La main de Dieu. L’expression a collé. Maradona a confié au cinéaste Emir Kusturica (Maradona by Kusturica, 2008), que c’est « avec malice » qu’il a eu l’impression de « voler le portefeuille d’un Anglais », quatre ans après la guerre des Malouines.

Une semaine plus tard, l’Argentine était sacrée championne du monde, Diego Maradona était nommé joueur du tournoi et j’accrochais sa photo, tirée d’un magazine de soccer, au-dessus de mon lit.

L’idole sportive de mon adolescence était au sommet de son art. Il faisait rêver le sud de l’Italie, pays de mes ancêtres siciliens, méprisé par le Nord, et pas seulement en matière de football.

En juillet 1984, après un bref séjour décevant au FC Barcelone (où il a surtout été blessé) et une Coupe du monde espagnole en demi-teinte deux ans plus tôt, l’ex-champion du monde junior arrive au stade San Paolo de Naples, où il est acclamé par 80 000 tifosis. Attaquant de poche fantasque et virevoltant, pur-sang rebelle impossible à dresser, il connaîtra à la fois chez les Napolitains – d’où est originaire sa grand-mère – la consécration et la descente aux enfers (oui, de la drogue et de l’alcool).

Au moment de son transfert record, que certains soupçonnaient d’avoir été financé par la mafia, Naples était une équipe médiocre peinant à conserver sa place en Serie A, la meilleure ligue de l’époque. Jamais le SSC Napoli n’avait remporté de Scudetto, le championnat italien. C’était, au mieux, une équipe de mi-classement. Si bien que plusieurs se demandaient ce que Maradona était venu y faire, dans la fleur de l’âge.

Moins d’un an après avoir remporté la Coupe du monde, en mai 1987, l’Argentin faisait de Naples, ville pauvre, sous-estimée et réputée dangereuse, championne d’Italie à la barbe des clubs riches de Milan, Rome ou Turin, pour la première fois de son histoire. Naples remportait la même année la Coupe d’Italie. C’était le début d’une période dorée pour le club et sa star internationale : Coupe de l’UEFA en 1989, deuxième championnat italien en 1990…

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Diego Maradona est mort mercredi à l’âge de 60 ans.

Mais plus Maradona l’exubérant accumulait les succès sur le terrain, plus Diego le réservé avait de la difficulté à gérer son nouveau statut de demi-dieu, comme le rappelle Asif Kapadia dans son excellent documentaire Diego Maradona (2019). Il était tout sauf un enfant de chœur, faisant constamment la fête, multipliant les conquêtes, refusant de reconnaître – jusqu’à tout récemment – la paternité d’un fils né d’une liaison extraconjugale.

En 1990, alors qu’il n’en peut déjà plus de la pression médiatique et qu’il sombre dans une dépendance à la cocaïne – ses liens étroits avec des dirigeants de la Camorra n’aidant pas –, Maradona inscrit ce qui s’avère le but de la victoire dans la séance de tirs au but de la demi-finale de la Coupe du monde italienne. Il élimine l’Italie, favorite, chez elle à Naples.

« Ça me dégoûte que tout le monde demande aux Napolitains d’être Italiens et de soutenir l’équipe nationale », déclare-t-il aux journalistes avant le match. On ne lui pardonnera pas cet appel à la trahison.

Pour lui, c’est le début de la fin. Il est hué copieusement par les spectateurs italiens lors de la finale contre l’Allemagne de l’Ouest, que l’Argentine perd et qu’il quitte en pleurs. Devant les caméras de télévision, pendant l’hymne national, il traite les partisans qui le conspuent de « fils de pute ».

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Diego Maradona en pleurs après la défaite de l’Argentine contre l’Allemagne de l’Ouest le 8 juillet 1990

Huit mois plus tard, on lui interdit pour 15 mois de jouer, après un contrôle positif à la cocaïne. Après sept ans de gloire, il quitte le SSC Napoli comme un voleur. Il a à peine 30 ans et ses problèmes ne font que commencer.

À la World Cup américaine de 1994, il subit un autre contrôle positif, cette fois à l’éphédrine, et est suspendu encore une fois pour 15 mois. Pas avant d’avoir marqué son dernier but en sélection argentine, d’une superbe frappe dans la lucarne contre la Grèce. L’expression survoltée de son visage et ses yeux exorbités, pendant sa célébration, laissaient deviner qu’il ne s’hydratait pas qu’à l’eau claire…

Maradona fut de nouveau impliqué dans une affaire de dopage, en fin de carrière, dans son club de cœur argentin, le Boca Juniors. Son après-carrière fut aussi difficile, en raison de ses abus en tous genres. Quelques années après avoir pris sa retraite, il avait doublé de poids et subi une première crise cardiaque liée à sa consommation de drogue en 2000 ainsi qu’une deuxième en 2004.

Devenu ami des dictateurs Hugo Chávez et Fidel Castro, et ayant trouvé refuge à Cuba, il multipliait les déclarations sulfureuses, pourfendant en particulier l’impérialisme américain. Il était revenu au soccer, comme entraîneur, notamment de la sélection argentine, qu’il a mené au quart de finale du Mondial sud-africain de 2010 (perdu 4-0 face à l’Allemagne).

Maradona a célébré ses 60 ans le 30 octobre dernier, avant le match de l’équipe qu’il dirigeait, le Gimnasia La Plata, dans un stade sans spectateurs de Buenos Aires, où il a grandi dans une maison sans eau courante ni électricité, avec sept frères et sœurs. Il a été opéré d’un hématome au cerveau quelques jours plus tard. On craignait de nouveau le pire.

Il est mort comme il a joué. Sans se ménager, sans respecter les limites. Être d’excès et joueur de génie. Je retiendrai surtout le dribleur électrisant, le meneur de jeu époustouflant, le buteur providentiel, l’artiste immense qu’il était. L’Argentine a décrété trois jours de deuil national pour son enfant chéri.

« Tu imagines le joueur que j’aurais pu être si je n’avais pas été accro à la cocaïne ? » demande-t-il à la caméra, à Emir Kusturica. Je n’ose l’imaginer.