Au bas de la piste, une compagnie de paris sportifs invite le public à miser sur les résultats de la Coupe du monde de Wengen. À 2,80 contre 1, le Suisse Didier Cuche est le grand favori pour la descente de ce matin. Chut, il ne faut pas lui dire. Meilleur descendeur des cinq dernières années, le héros local de 36 ans n'a jamais gagné cette descente historique.

Dès son arrivée à Wengen, Cuche a bien averti les journalistes helvètes: que je n'en voie pas un me demander ce que ça me ferait de gagner ici! Devinez la première question du journaliste de La Presse en entrevue le lendemain?

«J'ai pas envie de vous répondre parce que d'abord il faut skier, a répliqué Cuche un peu sèchement. Je suis content d'avoir fini deux fois deuxième et on en reparlera si j'arrive à gagner. J'ai pas envie de faire des pronostics.»

Habituellement sympathique et loquace, le natif de Neuchâtel a coupé court à l'entrevue. La tension est palpable. Wengen est un monument au même titre que Wimbledon pour un tennisman, a résumé Ivica Kostelic, gagnant hier du super combiné pour une deuxième année consécutive.

On fait du ski à Wengen depuis plus de 100 ans. Le Ski-club Wengen a été fondé en 1904. En 1930, son président, Ernst Gertsch, a organisé la première «course internationale du Lauberhorn», remportée par Christian Rubi avec des skis en bois, des bottes en cuir et un habit de laine. Depuis, les plus grands s'y sont imposés: Jean-Claude Killy, Tony Sailer, Franz Klammer, Hermann Maier.

Comme à l'époque, pour se rendre au sommet, coureurs comme spectateurs empruntent un train à crémaillère aux origines plus que centenaires.

La Lauberhorn de Wengen n'est pas la piste la plus difficile sur le circuit de la Coupe du monde. La Streif de Kitzbühel, que le Cirque blanc retrouvera la semaine prochaine, remporte la palme haut la main. Suivent, selon les avis, Bormio, Beaver Creek ou Val d'Isère et sa Face de Bellevarde.

Mais Wengen offre un parcours totalement atypique - un peu comme un match de baseball au Fenway Park de Boston - planté dans un décor à couper le souffle.

Dans le portillon de départ, en levant la tête, les skieurs ont une vue imprenable sur les cascades de glace de la Jungfrau, plus haut sommet de la région à 4158 mètres.

«En se déplaçant un peu sur la crête du Lauberhorn, on peut voir le stade d'arrivée tout en bas, relate le Canadien Ryan Semple, de Mont-Tremblant. On se dit: OK, c'est là qu'on s'en va!»

Avant d'atteindre l'arrivée, où les attendront des milliers de spectateurs, les coureurs devront franchir 4,4 kilomètres en un peu plus de deux minutes 30 secondes. Soit une bonne demi-minute de plus que partout ailleurs.

Ça use, surtout dans le dernier S avant la ligne. En 1991, le jeune Autrichien Gernot Reinstdadler, à peine 21 ans, s'y est tué en accrochant l'un de ses skis dans les filets de sécurité.

Autre endroit spectaculaire de la Lauberhorn: la Hundschopf (la «tête de chien»), saut entre deux rochers qui lancent véritablement la course. L'enchaînement qui suit - Minschkante-Canadian Corner (voir autre texte) - est un point critique. Des milliers de partisans, la plupart en bottes de ski, se massent à cet endroit pour applaudir leurs favoris, avec l'espoir secret d'assister à une chute.

Les skieurs doivent ensuite ralentir pour négocier le S de Kernen, une enfilade de virages très étroits, avant de ré-accélérer à 100 km/h pour passer dans le tunnel de la Wasserstation, sous les rails du chemin de fer.

«Ces particularités géographiques rendent nécessaires ces changements de vitesse dramatiques, sans quoi on ne pourrait pas négocier le parcours de façon sécuritaire», dit l'ancien Crazy Canuck Ken Read, vainqueur en 1980.

Le Hanneggschuss reste néanmoins l'endroit en Coupe du monde où les vitesses les plus élevées sont enregistrées. Le record absolu appartient à nul autre qu'Erik Guay, absent cette année en raison de maux de dos. En 2006, il avait atteint 156,52 km/h...

Le Canadien Jan Hudec connaît bien le Hanneggschuss. Il y a chuté en 2008, accrochant bêtement une carre dans la neige. L'ancien vice-champion mondial de la descente s'est défait un genou, en route vers une cinquième opération. «Ce n'était pas très amusant... Difficile de ne pas se blesser en tombant à cette vitesse», a-t-il dit. Hudec s'était fait un point d'honneur de revenir à Wengen l'année suivante. Il a décroché une renversante huitième place.

Le profil de la Lauberhorn n'a pas changé depuis 1930. Mais avec le travail mécanique, l'avènement de la neige artificielle, l'évolution de l'équipement et l'amélioration des qualités athlétiques des skieurs, le tracé a dû être considérablement modifié au fil des années. Question de sécurité. «Ça ressemble davantage à un super-G de nos jours», fait remarquer Ken Read.

Or, la magie opère toujours. Même le traditionnel slalom de Wengen revêt un caractère particulier. Julien Cousineau s'y alignera pour la huitième fois demain et ne s'en lasse pas. Il y a signé les trois premiers top 10 de sa carrière. Mais il y a plus.

«C'est juste vraiment le fun», résume le skieur de Lachute. Dans les années 70, son père Alain participait à la même course, sur la même piste: la manche matinale du côté droit de la vieille cabane en bois, la manche ultime du côté gauche.

«C'est comme dans le temps, dit Julien Cousineau, qui pourra compter sur l'appui de ses parents ce week-end. Il y a peu d'endroits où l'histoire ne change pas.»

Une marche de 20 minutes entre le stade d'arrivée et le village, en fin de journée hier, suffit à comprendre. Devant un chalet, cinq poules picorent dans la neige sous les derniers rayons du soleil. Un peu plus loin, des gens chantent sur leur balcon, un verre de blanc à la main, face à l'immense vallée. On entend les cloches à vache résonner au village. Les terrasses débordent jusqu'à la place publique, où les coureurs recevront bientôt leur dossard pour la descente. Ça sent l'emmental et le gruyère. Ça sent le ski.