Après une saison un peu folle, la paraskieuse Frédérique Turgeon, vice-championne mondiale de slalom, a accepté de skier cette semaine avec deux représentants de La Presse à Bromont. Attachez vos bottes...

Le stationnement principal de la station de ski Bromont était plein aux deux tiers mardi matin. Après une fin de semaine pluvieuse, les retraités s'étaient donné le mot pour profiter des conditions encore hivernales.

Même Frédérique Turgeon était surprise de cette affluence en semaine. Il faut dire qu'elle en était à sa première sortie de la saison sur la montagne où elle skie depuis toujours. D'abord dans le sac à dos de son père, ensuite sur deux skis, maintenant sur un.

De retour chez elle après un hiver un peu fou, qui l'a vue remporter un globe de cristal inespéré en slalom et la médaille d'argent aux Championnats du monde, la paraskieuse de 20 ans a accepté de faire quelques descentes avec un photographe et un journaliste de La Presse.

Ténacité

Elle avait invité sa grande soeur Raphaëlle, dont elle a suivi les traces dans le club de compétition. Frédérique a dû s'y reprendre quelques fois avant d'y être admise ; le club n'était pas prêt à intégrer une athlète handicapée, avec toutes les interrogations que cela suscitait.

« Finalement, ils ont vu qu'elle était débrouillarde et qu'elle était forte », explique Raphaëlle, aujourd'hui entraîneuse d'un groupe de U14 au club de ski Bromont.

Avec un pantalon de ski, personne ne pouvait dire à l'époque que Frédérique portait une prothèse à la jambe droite, de moitié plus courte que la gauche en raison d'une malformation de naissance. Tout au plus, sa mobilité restreinte rendait son virage pied droit un peu atypique.

« Elle ne finissait pas dernière de ses courses, elle était toujours super bonne », souligne Raphaëlle, qui a entraîné sa soeur pendant deux ans. Frédérique s'est même classée 21e sur 60 d'une épreuve régionale. Contre des coureuses sans handicap, faut-il préciser.

D'ailleurs, l'athlète de Candiac ne se voyait pas vraiment comme handicapée sur les pentes. Un jour, quelqu'un lui a parlé d'un camp pour paraskieurs à Owl's Head. Elle a cru à une blague : « Je ne pensais pas qu'il y avait assez de gens comme moi pour faire ça. »

Déjà douée, la jeune skieuse a progressé très vite dans le parasport, frappant à la porte de l'équipe nationale à l'âge de 15 ans. Une grave blessure à la jambe droite, subie au cours d'un slalom géant en Colombie-Britannique à la fin de 2013, a dramatiquement changé sa trajectoire. Pour des raisons de sécurité et de performance, Canada Alpin a exigé qu'elle passe à un ski, avec des bâtons stabilisateurs, avant de l'admettre dans son programme.

Le choc a été grand. « C'était difficile sur le coup parce que les gens te regardent plus, note Frédérique avant notre première descente. Là, tu es vraiment handicapée. C'était bizarre. Comme de dire : je m'accepte comme étant handicapée après 16 ans de ma vie. »

À la même période, elle a changé d'école secondaire, s'attirant les regards dans une autre sphère de sa vie. Au beau milieu de l'adolescence, elle a eu du mal à composer avec cette nouvelle image.

Nouvelle technique

Réticente de prime abord, Turgeon a graduellement maîtrisé la nouvelle technique, qui l'oblige à faire un virage sur deux sur le ski intérieur, ce qui est carrément contre-intuitif sur deux planches. Avec son entraîneur Lasse Ericsson, elle parle maintenant de virages « gros orteil », « petit orteil ».

« C'était difficile à accepter, jusqu'à ce que je commence vraiment à aimer ça. Ça m'a pris deux bonnes années. J'ai presque lâché le ski. J'ai juste décidé de me foutre de ce que les autres pensaient. À force de skier sur un ski, j'ai découvert que c'est 100 fois plus le fun. »

Surtout, elle descend beaucoup plus vite. Trois ans après sa conversion, elle s'est qualifiée pour les Jeux paralympiques de PyeongChang, où elle a fini neuvième du slalom géant l'an dernier.

Les skieurs qui la voient passer à toute allure dans la Cowansville ou la New York sont interloqués. Queue de cheval au vent, elle flashe dans son uniforme de l'équipe canadienne. Appuyée sur ses stabilos munis de petits skis, elle tourne à un rythme étourdissant.

PHOTO HUGO-SÉBASTIEN AUBERT, LA PRESSE

Moment émotif en haut de la Philadelphie. « Te souviens-tu, demande Raphaëlle, papa t'avait échappée au milieu ? » Frédérique avait 5 ou 6 ans, son père Ronald l'avait prise dans ses bras pour l'aider à franchir cette courte piste de bosses. « Je venais de me faire maquiller le visage, je l'avais tout perdu en tombant la face dans la neige... »

Dans la nuit du 17 au 18 décembre dernier, Ronald Turgeon est mort subitement d'un arrêt cardiaque durant son sommeil. Maniaque de ski, l'homme de 60 ans était le gérant, le technicien et surtout le plus grand partisan de sa fille Frédérique. Quelques heures avant sa mort, il était allé la chercher à l'aéroport à son retour d'une compétition en Suisse. Sans le savoir, la famille s'était réunie le temps d'un dernier souper à quatre. Tous ont pu se dire qu'ils s'aimaient.

Dans une rencontre de début de saison, Frédérique Turgeon avait dit au psychologue sportif de l'équipe canadienne que sa plus grande peur était qu'un proche meure pendant qu'elle était à l'extérieur. « En ce sens, je me trouve très chanceuse dans cette malchance », glisse-t-elle.

Moins de deux semaines après les funérailles, sans entraînement, elle a remporté ses deux premières épreuves de Coupe du monde en Croatie. Portée par le souvenir de son père, elle a poursuivi cette saison de rêve avec deux médailles aux Mondiaux en Slovénie et en Italie, dont l'argent en slalom. Le 21 mars, à Morzine, elle a décroché le globe de cristal du slalom.

Avant d'entamer la dernière descente à Bromont, un couple s'avance, un peu gêné, pour interroger Turgeon. Leur filleul, grand sportif, s'est fait amputer un pied après un accident de moto l'an dernier. Ils sont ravis quand elle leur explique les différentes possibilités de composer avec un tel handicap sur les pentes.

Faire tourner les têtes

On s'élance pour une dernière descente dans la Brome. « On va avoir du fun ! », se dit Frédérique en anticipant toutes ces têtes casquées qui se tourneront sur son passage. À mi-piste, un homme sort son téléphone pour la filmer. « You are so good ! », lui lancera-t-il un peu plus loin. Raphaëlle, qui suit derrière, est morte de rire : « J'appelle ça la marche d'honneur ! »

La descente se termine devant le chalet du club pour une photo avec le globe. Courbaturée à force de solliciter les mêmes muscles de sa jambe, Turgeon est contente de remettre sa prothèse flambant neuve. Avec sa cheville articulée, elle sent qu'elle marche « comme sur un nuage ». « Je peux maintenant mettre un talon », souligne-t-elle. Ça tombe bien, une agence de mannequinat réputée l'a recrutée l'été dernier alors qu'elle marchait à Montréal...

La séance photo est presque terminée quand Raphaëlle propose un dernier ajustement. Elle replace le pendentif en forme de coeur contenant des cendres de leur père.

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En cette fin de saison, Frédérique sait que le deuil va la rattraper un jour ou l'autre. « Ça va frapper fort, mais pas aussi fort que les gens autour de moi peuvent le penser, je crois, précise-t-elle. Tout ce que j'ai vécu, ça me motive beaucoup pour les prochaines années. Je veux vraiment gagner le gros globe du général. »

Elle n'a pas fini de faire tourner les têtes.

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