L'édifice est le même, tout blanc strié de fenêtres noires et sis à un jet de pierre du pont Jacques-Cartier. Les trois mêmes lettres frappent sa devanture: «RDS». Le bureau de son président est toujours niché au fond d'un couloir sombre, doté de grandes fenêtres et tapissé de photos et de souvenirs sportifs.

Mais Gerry Frappier est le premier à convenir que malgré les apparences, beaucoup de choses ont changé au Réseau des sports. Après 11 ans de quasi-monopole sur le hockey et le Canadien, le réseau entame cet automne une nouvelle ère: une ère où les profits ne se feront plus comme de l'eau, une ère avec un réseau concurrent qui a le vent dans les voiles, une ère où, en deux mots, il va falloir se battre pour survivre.

«Des fois, je vais allumer des lampions à l'oratoire pour prier d'avoir encore ma job dans trois, quatre ans, lance le président de RDS. Parce que c'est dans trois, quatre ans, si tout le monde joue cartes sur table, qu'on va savoir qui a gagné et qui a perdu.»

Frappier, un gaillard de 6'3 arrivé à la barre du réseau il y a 15 ans, n'a pas la langue de bois. Pendant 35 minutes, il parlera à La Presse de la nouvelle dynamique de la télé sportive au Québec et de l'arrivée de TVA Sports. Le leitmotiv est clair: rien n'est encore joué et une bataille importante s'annonce.

«Aujourd'hui, ils ont gagné la bataille de l'image. Ils ont arraché un gros morceau à RDS. Les matchs du samedi, les séries (éliminatoires) seront à TVA Sports. Mais ils n'ont pas gagné la bataille de la business, croit-il. Ce n'est pas la même affaire.»

Le 25 novembre 2013, la Ligue nationale de hockey a annoncé que TVA Sports obtenait ses droits nationaux en français. Le réseau, fondé par Québecor en 2011, présentera pour la première fois cette saison les matchs du CH les plus écoutés: le match d'ouverture, 21 matchs du samedi en plus de ceux des séries.

RDS, qui diffusait depuis 2002 tous les matchs du Canadien, a tout fait pour obtenir les 60 parties restantes. Le réseau aurait déboursé 816 millions pour diffuser les matchs dits «régionaux» pendant les 12 prochaines années, selon Radio-Canada. Le président refuse de confirmer la somme. «Mais il y a eu surenchère», admet Gerry Frappier.

«C'était important pour RDS de ne pas se faire sortir du hockey. Au Québec, pour être un grand acteur du paysage sportif, il faut du hockey», tranche-t-il.

TVA a-t-il trop payé?

Pendant les dernières années, RDS était la chaîne spécialisée francophone la plus rentable au pays. Ses profits annuels ont même dépassé les 25 millions en 2012.

Mais la nouvelle réalité va tout changer. RDS a perdu 22 matchs importants, sans compter ceux des séries éliminatoires, qui sont les plus lucratifs. Le réseau paye aussi beaucoup plus qu'avant pour présenter chaque match du Canadien.

Si la somme de 816 millions pour les droits régionaux est la bonne, alors le réseau allonge le double pour chaque match par rapport à la saison dernière.

«Dans la prochaine année, nos parts de marché, nos revenus publicitaires, tout va être en baisse, concède M. Frappier. Donc, on va avoir l'air d'être en perte de vitesse et le concurrent va avoir l'air d'avoir le vent dans les voiles. C'est mathématique.»

Gerry Frappier se questionne ouvertement sur le modèle d'affaires de son concurrent. TVA Sports paiera encore plus que RDS par match du CH au terme de l'opération, de laquelle la LNH et le Canadien sortent grands gagnants.

Le président de RDS raconte qu'il aurait pu égaler l'offre pour obtenir les droits nationaux. «Ce deal-là, on aurait pu l'avoir. On aurait pu avoir le statu quo. Je l'avais sur la table, avance-t-il. Je savais ce que je devais payer. On a choisi de ne pas aller à ce niveau-là, parce que ç'aurait été une destruction de la rentabilité de RDS. Une destruction totale. Un suicide financier.»

«Honnêtement, en tout respect de la puissance de l'empire Québecor, je me creuse les méninges pour essayer de voir comment ils vont rentabiliser cette entente», poursuit Gerry Frappier.

Les abonnés, le nerf de la guerre

RDS a fait des projections. Le réseau pense que malgré ces changements dans le paysage sportif québécois, il restera «deux fois plus gros» que TVA Sports en termes de parts de marché.

Le samedi soir et durant les séries éliminatoires, RDS tentera de rester «la référence», afin de minimiser les pertes. «ESPN a 16 parties de football seulement. Mais aux États-Unis, qui est la référence dans la NFL? C'est ESPN, note Gerry Frappier. Toutes leurs émissions en studio font mieux que celles des chaînes qui diffusent les matchs.»

La surenchère à laquelle se sont livrés les deux réseaux arrive à un bien mauvais moment. Depuis 2011, la télé câblée est en perte de vitesse partout au Canada. Le nombre d'abonnés baisse. RDS n'est pas épargné. Le réseau en compte aujourd'hui 3,3 millions. «Le taux de pénétration de RDS a baissé au Québec. On a moins d'abonnés aujourd'hui qu'il y a quatre ans», admet M. Frappier.

TVA Sports est quant à elle en croissance. Une porte-parole de la station indique qu'elle compte maintenant 1,8 million d'abonnés.

Or, plus que la publicité, les abonnés remplissent les coffres de RDS. «Le phénomène que l'on constate depuis 2011 m'inquiète énormément. Ça ne prend pas une perte importante d'abonnements pour faire basculer la rentabilité, croit Gerry Frappier. Pour chaque dollar que l'on récolte, il y a à peu près 70 cents qui viennent des abonnements et 30 cents de la publicité.»

Pour conserver ses télé-spectateurs, RDS compte continuer de se présenter comme «la référence» en sports. Son président rappelle que le réseau détient des droits pour la NFL, le football canadien, la F1, le golf, le tennis...

En entrevue, Gerry Frappier ne semble ni optimiste ni défaitiste. Il parle en gestionnaire, évoque des défis à relever. Mais le président de RDS sait que les prochaines années seront cruciales pour son réseau.

«J'ai fait une promesse quand je suis entré en poste à RDS - et je ne sais pas si je pourrai la tenir toute ma vie -, j'ai dit: "Il n'y a personne qui va perdre son emploi ici"», raconte le gestionnaire.

D'ici trois ou quatre ans, Gerry Frappier pense savoir s'il pourra tenir sa promesse.