(Tokyo) « Moh ! Moh ! T’as gagné ? » Justyn Knight avait le meilleur siège pour suivre le sprint de cette finale du 5000 mètres, vendredi soir, au Stade olympique de Tokyo. Enfin, il n’était pas assis, il courait, et très vite, en plus.

Seulement, Mohammed Ahmed, une trentaine de mètres devant, était à un autre niveau. Il tentait de rattraper l’Ougandais Joshua Cheptegei, le coureur de fond le plus rapide de tous les temps. Knight croyait que son ami Moh avait réussi, mais il s’y est pris un peu trop tard. Cheptegei n’allait pas se laisser refaire le coup du 10 000 m, où il avait terminé deuxième une semaine plus tôt.

Non, Ahmed n’a pas gagné. Mais après sa déception de Rio (4e) et celle de Tokyo au 10 000 m (6e), il était hors de question pour l’Ontarien de 30 ans de ne pas repartir avec une médaille.

Ce fut l’argent, brillant comme sa course, un premier podium dans une épreuve de fond sur piste pour le Canada dans l’histoire des Jeux olympiques.

En montant sur le podium au milieu de cette soirée suffocante, Ahmed s’est pris la tête, comme s’il était en état de choc. Le cauchemar de Rio pouvait être enterré.

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Mohammed Ahmed sur le podium

« C’est un choc, un relâchement, un soulagement, a énuméré Ahmed. Les gens, en particulier au Canada, se souviennent de la déception sur mon visage, des larmes que j’ai versées en direct à la télé il y a cinq ans. Honnêtement, j’avais besoin de ça pour grandir comme athlète, pour atteindre l’autre niveau, travailler encore plus fort. »

Même si 10 des 16 finalistes affichaient un record personnel sous les 13 minutes, Ahmed craignait une course lente. Il s’était promis d’accélérer pour éviter les kickers et « punir » les autres. « Mais après 200 mètres, mon plan est passé par la fenêtre… »

Jacob Kiplimo, médaillé de bronze au 10 000 m, s’est sacrifié pour son compatriote Cheptegei en imprimant un rythme très élevé. Ahmed a expliqué tout ça en balançant des chiffres, des temps de passage et des you know what I mean. En résumé : ça allait très vite.

Ahmed et Knight se sont tenus ensemble au milieu d’un peloton étiré. « Ce n’était pas prévu, a dit Knight. Moh sait que je cours bien et je sais qu’il court bien. »

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Justyn Knight a offert une accolade à Mohammed Ahmed à la fin de la course.

Kiplimo a mis le clignotant à la mi-course, ouvrant la voie à une première accélération de Cheptegei. « C’était une manœuvre agressive, a noté Ahmed. On a fait 200 mètres en 29 secondes. J’ai fait : “OK, la course est partie.” »

Un peu emboîté, le Canadien s’est employé à conserver son calme tandis que le Kényan Kimeli et l’Éthiopien Menghesa prenaient les commandes.

« Ç’aurait été bien de pouvoir aller en avant et de punir un peu ces gars-là. Mais je suis resté patient. »

Le peloton s’est disloqué et Knight s’est fait sortir du premier groupe quand Cheptegei est parti avec un peu moins d’un tour et demi à faire.

Ahmed est parvenu à s’accrocher aux cinq premiers. « J’avais une vue imprenable sur le langage corporel de tout le monde. La ténacité, la douleur. J’avais mal moi aussi, mais je me disais : reste souple, relaxe. Vous savez, j’ai accumulé beaucoup de déception et de frustration dans mon corps au cours des cinq dernières années. Je savais que j’allais invoquer ça dans les 200 derniers mètres. Pas encore, pas encore, vous voyez ce que je veux dire ? »

Ahmed a craint un moment d’être emboîté derrière l’Américain Paul Chelimo, son seul regret de toute la soirée. Mais ce dernier a ouvert la porte avec 50 mètres à faire et le Canadien d’origine somalienne s’est faufilé. Cheptegei était intouchable, même si Ahmed a franchi la ligne moins d’une demi-seconde après lui (12 min 58,61 s). Chelimo a littéralement plongé pour cueillir le bronze devant le Kényan Nicholas Kimeli.

Knight, 25 ans, a montré toute l’étendue de son potentiel en prenant le septième rang en 13 min 4,38 s.

Ahmed a invité son compatriote à faire le tour d’honneur. Le cadet a hésité, mais il s’est dit qu’il jouerait le « garde du corps » pour son pote.

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Mohammed Ahmed et Justyn Knight

C’était son moment, sa médaille d’argent, celle qu’il attendait depuis longtemps. Qu’il ait voulu partager son moment avec moi, c’était très spécial. Je lui en serai éternellement reconnaissant.

Justyn Knight

Avec le bronze aux derniers Mondiaux en 2019, Ahmed revendique maintenant deux médailles dans les grands championnats. Il a chaleureusement remercié toute son équipe, en particulier sa physiothérapeute québécoise Marilou Lamy, la même qui traite Charles Philibert-Thiboutot à Vancouver.

Ahmed n’a jamais bu une goutte d’alcool de sa vie. Il prévoyait de passer la soirée au téléphone avec ses proches et peut-être de s’offrir une sucrerie pour fêter cette médaille historique.

Après le bronze d’Evan Dunfee en matinée au 50 km marche à Sapporo, la remise de l’or au décathlonien Damien Warner en soirée au Stade olympique, la table était mise pour Andre De Grasse et ses copains du relais.