(Tokyo) Andre De Grasse est arrivé dans la zone mixte avec sa médaille de bronze et un drapeau canadien en guise de cape. Il avait l’air honnêtement content de ce retour sur le podium olympique, après des saisons de blessures.

« Comment ne pas être content quand on réalise un record personnel ? » a dit le sprinteur avec son chrono de 9,89 en poche. C’est le premier Canadien à gagner une médaille de sprint à deux Jeux de suite.

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Mais lui aussi avait des questions.

 – Dis donc, Andre, ce Jacobs qui vient de remporter l’or, tu le connais ?

Eh bien même lui, qui connaît son sport, n’a jamais vu venir Lamont Marcell Jacobs, cet Italien « sorti de nulle part » pour venir gagner la médaille d’or du 100 mètres.

« Je ne sais pas, je n’en sais rien… Je lui dis bravo, je suis fier pour lui, ça montre que notre sport va dans la bonne direction, et que n’importe qui peut gagner un moment donné. Je m’attendais à me battre contre les Américains… Je n’avais jamais couru contre lui, je ne lui avais jamais parlé avant ce soir… Je ne suis pas certain jusqu’à quel point il parle anglais, d’ailleurs… »

La réponse est : à peu près pas, même si son père est américain.

Vrai, le sommet du podium ne peut pas appartenir toujours aux mêmes pays, et tant mieux si un premier Européen y accède depuis 1992.

Mais veux, veux pas, dans ce sport qui traîne un lourd passé de dopage, c’est toujours un peu suspect quand un coureur sort de « nulle part » pour triompher. C’est une discipline où le meilleur au monde depuis la retraite de Usain Bolt, Christian Coleman (9,76), est sous le coup d’une suspension pour avoir esquivé trois tests antidopage.

Qui est donc Jacobs ? Il n’a aucune tache à son dossier, je le précise. Il a 26 ans. Il est né à El Paso, Texas, d’un père américain et d’une mère italienne. Il était bébé quand son père a été envoyé par l’armée en Corée du Sud. Il est parti vivre avec sa mère à Desenzano Del Garda, près de Vérone, dans le nord de l’Italie. Et c’est là, en Lombardie, qu’il a commencé à faire de l’athlétisme.

Jacobs a été champion italien de saut en longueur. Il s’est classé 10e au monde en 2016.

Puis, en 2018, il bifurque vers le sprint, discipline somme toute connexe. Il réussit immédiatement et devient quatre fois de suite champion national du 100 m.

Notez la progression de ses meilleurs chronos : en 2018, il enregistre un 10,08 ; en 2019 : 10,03 ; en 2020, il régresse légèrement, ne pouvant faire mieux que 10,10.

Tous des chronos honorables, mais rien pour vous propulser en finale olympique. D’ailleurs, à Doha, au Championnat du monde, il n’a pas traversé la demi-finale.

Et voilà que cette année, à 26 ans, c’est l’éclosion : 13 mai, il enregistre 9,95. Record italien. Il devient ainsi le 150e homme à courir sous les 10 secondes.

Le 9 juillet, il confirme son excellente forme : 9,99.

Aux préliminaires à Tokyo, il ouvre les yeux de tout le monde en courant 9,94, son nouveau record personnel.

Il ne s’arrête pas là : il court 9,84 en demi-finale le lendemain soir. Et deux heures et demie plus tard : bang, 9,80, médaille d’or.

C’est ce qu’on appelle une saison de rêve. Retrancher 21 centièmes de secondes en si peu de temps à cet âge, ça ne se voit pas tous les jours.

Comment expliquer une progression aussi soudaine, a demandé un journaliste ?

Tout a commencé y a deux ans ou trois, a-t-il dit. « J’ai déménagé à Rome. C’est plus facile pour l’entraînement, plus confortable. J’ai une équipe complète. Un psychologue sportif. Un chiro. Un nutritionniste. On travaille tous ensemble. On est tous égaux. On y va étape par étape. »

En voilà toute une, étape : les centièmes de seconde ne sont pas donnés, sous les 10 secondes. Et voilà qu’après deux ans plus ou moins au même point, il en bouffe 20. C’est gros.

Jacobs a aussi parlé de son père, qu’il n’a pas connu.

« Ma préparatrice mentale m’a dit que pour réussir, je devais reconnecter avec mon père. J’ai commencé à lui parler, alors que je ne lui avais jamais parlé, je ne l’ai pas connu, en fait. Ça m’a donné l’énergie pour être ici », nous a-t-il dit.

Son rêve olympique, un peu engourdi au saut en longueur, a vécu une deuxième vie avec le sprint.

C’est donc cet inconnu qui succède au légendaire Bolt, qui a gagné l’or au 100 m et 200 m à trois JO de suite (en plus de deux 4x100).

« Je n’oserais pas me comparer à un homme qui a changé la face de l’athlétisme, pour l’instant j’ai seulement gagné une médaille, on verra la suite », a dit Jacobs.

Oui, il faudra voir la suite, car des champions de 100 m qui sont sortis de nulle part, on ne voit pas ça d’ordinaire.

Ce fut une journée faste pour l’athlétisme italien, puisque le sauteur en hauteur Gianmarco Tamberi a remporté l’or (ex-aequo avec le Qatari Mutaz Barshim). Sa chorégraphie de célébration restera dans les annales. Les deux champions italiens se sont d’ailleurs embrassés joyeusement.

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Lamont Marcell Jacobs et son compatriote Gianmarco Tamberi

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À tout prendre, Andre De Grasse avait de quoi être content avec le bronze. Un retour sur le podium après des saisons marquées par des blessures, ce n’est pas gagné.

« C’est une sensation formidable, l’an dernier je ne savais même pas si je pourrais être sur la ligne de départ. »

Contrairement à d’autres, pour qui l’absence de foule ne change absolument rien, De Grasse, lui, déplorait le manque d’énergie dans le stade. « Je retire beaucoup de la foule, j’ai dû me pomper autrement, avec de la musique. »

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Andre De Grasse

L’épreuve du 100 m est généralement celle qui fait courir le plus les foules olympiques, et celle qui provoque le plus bruit. Le contraste est d’autant plus grand.

La veille, il disait qu’en partant fort, il pouvait gagner. Il n’est pas parti fort, ce qui est un peu sa manière : il a fini troisième. « Mes jambes sont arrivées en retard », a-t-il dit en parlant de la demi-finale.

Mais elles finissent toujours par arriver après le 50e mètre…

Les Américains, qui étaient grands favoris, repartent avec l’argent de Fred Kerley, un spécialiste du 400 m qui a fait taire tous ses détracteurs.

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Fred Kerley

La grande déception a été Trayvon Bromell, auteur du meilleur chrono cette saison (9,77). Il n’a pas traversé la demi-finale. Pas plus que le Jamaïcain Yohan Blake.

Pour De Grasse, c’est loin d’être terminé, puisque son « meilleur évènement » s’en vient : le 200 m, mercredi. Puis le 4x100, souvent une boîte à surprises.

 – C’est quoi le secret pour faire son meilleur temps, comme ce soir ? a demandé un journaliste japonais.

« Il n’y a pas de secret, je m’entraîne six jours par semaine, j’écoute l’entraîneur, j’exécute le plan… Je sais que je peux faire tellement mieux, et en travaillant, un jour je veux devenir médaillé d’or. »