L'ex-gardien étoile du Canadien de Montréal et membre du Temple de la renommée du hockey, Ken Dryden, a remporté six fois la Coupe Stanley. Il réagit à la plus récente finale qui a couronné les Bruins de Boston et laissé des traces de violence au centre-ville de Vancouver.

Je suis allé au lit en revoyant la Coupe danser au-dessus de la tête des gagnants.

Je me suis réveillé en voyant des images de voitures incendiées dans les rues.

Je suis allé au lit en revoyant Tim Thomas, si calme de corps et d'esprit, sauf quand son corps se laisse emporter par la frénésie de l'action. Pas son esprit, jamais son esprit ne se laisse emporter. Puis, lors des entrevues d'après-match, il était toujours calme de corps et d'esprit, mais son visage affichait un grand sourire serein. Je suis allé au lit en revoyant Zdeno Chara, ce géant barbu; il était si réfléchi et si brillant durant ses interviews, alors qu'auparavant, tel un rabbin merveilleusement illuminé, il sautillait partout en portant la Coupe.

Je me suis levé au lendemain d'une saison qui ne s'est pas terminée comme cela devait l'être après un septième match. Et je grinçais des dents.

Les fans des Canucks étaient en colère et, plus encore, ils étaient déçus. Ils adorent leur équipe. Ils n'ont cessé de l'adorer au fil de maintes saisons désastreuses et de quelques-unes plus prometteuses et porteuses d'espoir. Cette année, l'équipe était meilleure que jamais et comptait de véritables vedettes; et elle n'avait sur son chemin aucun adversaire imbattable qui soit favorisé par le talent et le destin. C'était son année. Et cela l'a été toute la saison durant jusqu'au premier but marqué lors de la première période du dernier match. Et cela aurait encore pu être le cas, bien qu'elle tirait de l'arrière 3-0 en troisième période, jusqu'au moment où, malgré qu'il restât encore bien du temps à jouer, le destin était désormais scellé autant pour les fans que pour les Bruins et que les Canucks.

Les événements survenus par la suite dans les rues de Vancouver ne sont pas la manifestation d'une colère.

J'ai vécu un an en Angleterre après mon départ du Canadien. C'était durant l'apogée du «hooliganisme» au soccer. J'allais regarder jouer l'équipe locale, Cambridge United, qui était dans une ligue de deuxième division, et, même s'il est difficile de le croire aujourd'hui, c'était aussi le cas de Chelsea, ce qui avait l'heur de déplaire aux fans de Chelsea. Ils venaient assister au match à Cambridge à bord d'autocars nolisés; rassemblés derrière le banc de l'équipe invitée, ils criaient et hurlaient durant tout le match. Une fois la rencontre terminée, quand je rentrais à la maison à pied - je ne me souviens plus qui avait gagné -, je pouvais voir les fans de Chelsea et ceux de Cambridge commencer à se rassembler. Les esprits ne s'étaient pas échauffés pendant le match. Il n'y avait pas de rivalité particulière entre les deux équipes. Aucun incident ne s'était produit durant le match. Aucune position dans le classement n'était en jeu. Il importait peu que l'une ou l'autre des équipes gagne ou perde à l'issue de la rencontre. La violence éclatait -coups de poing, coups de botte, regards hargneux-, les nez et les lèvres saignaient, jusqu'à ce que tout cela se termine soudainement. Leur férocité me stupéfiait, tout comme leur absence d'émotion. Ils n'étaient pas fous. D'un côté, il y avait un groupe de fans vêtus de jaune, de l'autre un groupe vêtu de bleu. Ils devaient donc se battre. Ils le faisaient, leur semblait-il, pour exprimer leur profond attachement à leur équipe respective. En réalité, ils le faisaient parce qu'ils en avaient la possibilité.

Les fans des Canucks n'ont pas fracassé des vitrines et renversé des voitures parce qu'ils aimaient leur équipe et qu'ils étaient furieux que leur moment de gloire soit gâché. Ils l'ont fait pour la même raison que les fans dans les arénas assènent aux joueurs des mots qu'ils ne murmureraient même pas à l'oreille de quelqu'un d'autre; pour la même raison que des blogueurs invectivent le monde; pour la même raison que David Letterman laisse tomber des téléviseurs et des pastèques du haut d'un édifice pour les voir s'écraser sur le trottoir d'en bas. Parce qu'ils le peuvent. Ils n'étaient pas à Watts, à Brixton ou au Caire.

Ils l'ont fait parce que, tandis que d'autres ailleurs dans le monde connaissent la véritable injustice et la dévastation, le son du verre fracassé et la chaleur des voitures incendiées sont pour eux un plaisir singulier et interdit. Et ils peuvent se préserver des conséquences en se cachant - d'eux-mêmes et des autres - parmi la foule.

Vancouver est une ville tellement spéciale. Elle l'est tellement que je crois que ses citoyens se sentent parfois coupables de vivre dans une ville aussi spéciale. À plusieurs égards, je crois qu'il en va de même pour le Canada. Si nos communautés ethniques ne s'entretuent pas, si nous ne provoquons pas d'émeutes après une défaite durant le championnat de la Coupe, nous n'existons pas ou ne pouvons pas être pris au sérieux. Nous ne jouons pas dans la cour des grands. Mais nous sommes peut-être intrinsèquement plus grands que cela.

J'attends impatiemment le moment où, après le match final du prochain championnat de la Coupe Stanley - que ce soit à Vancouver, à Montréal, à Toronto, à Calgary, à Edmonton, à Ottawa ou à Winnipeg -, des dizaines de milliers de fans exprimeront ce qu'ils portent vraiment en eux: nous pourrions alors nous déverser dans les rues et tout casser dans la joie et la gaieté parce que nous en avons la possibilité. Mais parce que nous le pouvons, nous ne le ferons pas. Ce serait agir bêtement comme les autres. Les champions écrivent leurs propres scénarios. Notre équipe est spéciale. Nous le sommes aussi.

Les Canucks, et certains fans des Canucks, n'étaient pas prêts à gagner cette année.

À l'année prochaine.

Photo: Reuters

Les partisans des Canucks n'ont pas fracassé des vitrines parce qu'ils aimaient leur équipe et qu'ils étaient furieux que leur moment de gloire soit gâché. ils l'ont fait parce qu'ils le peuvent...