Comme plus du tiers de la population actuelle du Québec, je n’étais pas né en juin 1993. Je n’étais même pas un projet, à vrai dire. Je n’ai donc aucun souvenir de la dernière Coupe Stanley remportée par le Canadien.

En ajoutant ceux qui avaient moins de 5 ans à l’époque, ce sont 39 % des Québécois qui ne se rappellent pas avoir été témoins du tour du chapeau d’Éric Desjardins, en finale, face aux Kings de Los Angeles. Ça fait beaucoup de monde qui vivra du détachement, voire de l’incompréhension, devant la couverture médiatique soulignant le 30e anniversaire du dernier sacre de la sainte Flanelle.

J’ai fait l’exercice, non scientifique, de sonder des gens de mon entourage – tous dans la vingtaine – pour savoir ce que la Coupe Stanley de 1993 représentait pour eux. L’idée, toute simple, était de décrire en un mot ce qu’évoquait chez eux cette victoire.

Leurs réponses ?

Brumeux. Euphorie. Miracle. Outre-tombe. Fantôme. Émeute. Indifférence. Noirceur. Fiction. Rêverie. Mystique.

L’idée n’était pas de dévaloriser l’ivresse ressentie par les témoins de ce fabuleux printemps, mais plutôt de faire réaliser aux privilégiés à quel point un simple défilé des champions est une lubie pour ma génération. Cette journée d’anniversaire a à peu près la même valeur sentimentale que la Toussaint ou la fête de Dollard.

Ce fameux 9 juin 1993 était un mercredi. Un mercredi soir de fête, sans doute, mais un mercredi soir presque banal pour ceux l’ayant vécu. C’était une autre finale. Une autre Coupe. Or, à force de se faire parler de cette journée et de la souligner tous les cinq ans, elle est devenue un idéal pour nous. Comme une étoile filante qu’on ne reverrait pas de sitôt. Pour les plus vieux, il ne s’agit que d’une autre étoile parmi celles de la constellation scintillant dans les hauteurs du Centre Bell.

PHOTO MICHEL GRAVEL, ARCHIVES LA PRESSE

Jacques Demers et Kirk Muller lors du défilé

On idéalise cette journée parce qu’on l’a lue, parce qu’on l’a vue. Mais on ne l’a pas vécue.

Impossible pour nous, alors, de se remémorer un Montréal festif et tapissé tricolore. Je vous parle d’un temps que les moins de 30 ans ne peuvent pas connaître.

Pas par désir d’oublier.

Parce qu’on ne nous a pas donné la chance de nous en souvenir.

Au cégep, un jeu nous amusait, mes camarades de classe et moi. Il fallait nommer le plus de joueurs méconnus ou oubliés ayant porté l’uniforme du Canadien pendant notre enfance. Radek Bonk était souvent le premier choix au repêchage. Jan Bulis arrivait souvent deuxième. Alexander Perezhogin complétait souvent le trio de tête. Glen Metropolit, à la rigueur. C’est dire à quel point notre génération de partisans a été gâtée en matière de joueurs obscurs. À l’époque où, inconsciemment, nous croyions que c’était ça, le standard d’une équipe aussi prestigieuse. En fait, en grandissant, le vestiaire du Canadien était une véritable porte tournante, où seuls José Théodore, Saku Koivu et Andrei Markov étaient les véritables portiers. Rapidement, avec l’arrivée des chaînes spécialisées et des sites comme YouTube, nous avons découvert à quel point il y avait mieux ailleurs.

Dans mes années au hockey mineur, voir l’un de mes coéquipiers enfiler le chandail d’un joueur du Canadien à l’entraînement était rarissime. Terminée, l’époque où ce club était inspirant. Révolu, le temps où les idoles des jeunes hockeyeurs québécois portaient du bleu-blanc-rouge. Jusqu’à ce qu’un certain P. K. Subban arrive en sauveur. Carey Price et Max Pacioretty ont aussi laissé leur empreinte. Il reste que les chandails de Sidney Crosby, Alexander Ovechkin, Patrick Kane et Pavel Datsyuk étaient beaucoup plus convoités. Et de loin.

Le seul moment de gloire nous ayant rapprochés d’une frénésie semblable à celle de 1993 est le printemps Halak.

C’était en 2010. D’entrée de jeu, le CH a fait la peau aux Capitals de Washington, champions du trophée des Présidents. Le tour suivant, il s’est débarrassé des Penguins de Pittsburgh.

Dans les écoles, il y avait des journées thématiques « bleu-blanc-rouge ». Tout le monde portait son chandail du Canadien. Parfois le même pendant toute la semaine. Il y avait des rassemblements dans les cours. Même ceux et celles qui n’étaient pas des amateurs de hockey étaient engloutis par la vague tricolore. Obligés de jouer le jeu. Sur les panneaux d’arrêt, du ruban sur lequel était écrit « Halak ». Sur les voitures, des fanions avec le logo du Canadien. Dans nos esprits, la possibilité de goûter à notre tour à l’effervescence d’une épopée victorieuse. Dans nos cœurs, l’impression de prendre part à notre premier vrai grand rendez-vous commun.

Finalement, les Flyers de Philadelphie ont eu raison du Canadien en cinq matchs au tour suivant.

La saison 2014, lorsque le Canadien a atteint la demi-finale, n’était pas piquée des vers non plus. Mais l’équipe ne reposait que sur un seul joueur et il a été blessé par un train nommé Kreider.

Il a fallu attendre jusqu’en 2021 avant de voir le Canadien avancer aussi loin en séries. Lors de la saison pandémique. Une saison accompagnée de tellement d’astérisques qu’il est difficile de l’inclure dans la même catégorie que les finales d’autrefois. C’était une finale exceptionnelle. L’exception confirmant la règle : le Canadien est incapable, depuis, dans des contextes ordinaires, d’allumer la flamme chez ses plus jeunes partisans.

Ce détachement des plus jeunes face au club de toute une province a eu cependant des répercussions positives pour le sport québécois.

Les sportifs de 30 ans et moins n’ont pas été obnubilés par les tours de glace victorieux d’un capitaine abîmé avec le trophée au bout des bras.

Ainsi, cette baisse d’intérêt pour le Canadien, et le hockey, a permis de projeter l’attention ailleurs. De mettre en lumière et de valoriser d’autres sports.

Qui aurait cru, il y a 30 ans, non seulement qu’un athlète d’ici allait pouvoir gagner une étape du Tour de France, triompher aux Championnats du monde de ski alpin, être sélectionné au sixième rang du repêchage de la NBA ou aspirer au premier rang du classement de l’ATP, mais qu’il allait aussi pouvoir être célébré à sa juste valeur comme c’est le cas aujourd’hui. Cette curiosité et cet intérêt pour d’autres disciplines sont considérables chez mes contemporains. L’offre sportive est alléchante et la demande est grandissante.

Moins de hockey et plus de diversité. La plupart d’entre eux sont tout de même restés des partisans du Canadien, parce que ça s’impose en vivant ici. Ils ont cependant été amenés à découvrir autre chose. Qu’il y avait le hockey, mais pas que.

Le hockey, malgré tout, coule encore dans nos veines. Il nous habite. Il fait partie de nous comme il devrait faire partie des générations futures. Mais depuis le temps que nous attendons nous aussi notre moment de gloire, il est difficile de nous blâmer d’être allés voir ailleurs. On ne renie pas le succès d’antan. Au contraire. Grâce à lui, nous nous accrochons, nous disant qu’un jour, notre tour viendra. On voudrait, nous aussi, pouvoir nous créer des souvenirs sur lesquels frissonner pendant 30 ans. Une sorte de grand rendez-vous commun pour lequel on attend encore une invitation.