Du sang-froid de Patrick Roy aux buts de Vincent Damphousse et de Paul DiPietro en passant par les géants qui tombaient dans les autres séries, les facteurs de succès du Canadien du printemps 1993 ont été maintes fois discutés. Mais qu’en était-il des entraîneurs, au-delà des classiques histoires du bâton de Marty McSorley et du recueillement à Sainte-Anne-de-Beaupré ? La Presse a sondé des acteurs du moment.

Jacques Demers a peut-être perdu la parole, mais pas la mémoire. Son frère Michel en sait quelque chose.

« Dans sa chambre, il a plein de photos de 1993, on lui en montre. Dans ses yeux, on voit qu’il allume, qu’on a gagné la Coupe, raconte le frangin. Des fois, j’appelle ses anciens joueurs sur FaceTime, je l’ai fait avec Denis Savard l’autre fois. Il est super content de voir leur face. »

« Mais il a gagné sa vie avec sa parole, et là, il en est privé », déplore-t-il.

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Jacques Demers encourage le gardien réserviste, André Racicot, en avril 1993.

Privé de la parole depuis son accident vasculaire cérébral de 2016, Demers ne peut évidemment pas participer aux nombreuses entrevues faites depuis quelques semaines au sujet du 30e anniversaire de la dernière Coupe Stanley du Canadien.

C’était également le cas au 25e anniversaire. Le Tricolore avait invité les membres de l’édition championne, et à l’époque, Demers s’était senti suffisamment en forme pour se rendre au Centre Bell, même s’il ne pouvait pas plus parler.

« C’était dur de le voir comme ça, témoigne Stéphan Lebeau. Ça paraissait qu’il était content de nous voir. Il essayait de communiquer, on lui parlait, il répondait de la tête. »

En 1992, à l’amorce du camp d’entraînement et d’une saison de 80 points, sa meilleure dans la LNH, Lebeau a eu droit à une première vraie rencontre avec Demers.

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Stéphan Lebeau en mai 1992

« J’étais dans son bureau. Il m’a dit : “Stéphan, j’ai besoin de toi, je compte sur toi.” Et il a tenu promesse. On est environ neuf à avoir connu notre meilleure saison, et j’en fais partie. Pour connaître du succès, avoir la confiance de ton entraîneur, c’est primordial. Quand tu sens que tu n’as pas toujours la tête sur le billot, ça aide à jouer libéré. »

Lebeau l’a rapidement compris : son nouveau coach était l’antithèse du prédécesseur, Pat Burns, qui a connu tout autant de succès que Demers, mais avec une approche différente.

Jacques Lemaire gravitait lui aussi dans l’entourage de l’équipe, lui qui était alors adjoint au directeur général, Serge Savard. « Même dans les moments difficiles, Jacques était positif à mort, raconte Lemaire. Je le trouvais exceptionnel à cause de ça. Je me disais : comment il peut être positif ? Moi, j’étais enragé !

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Jacques Lemaire (au centre), entouré de Mario Tremblay, Jacques Demers et Michel Therrien, en août 2014

J’ai coaché, et ce n’est pas vrai que c’est toujours positif ! On crie dans le bureau des coachs, on dit ce qu’on pense d’un et d’un autre, on lève la voix. Lui, il avait toujours de quoi de bon à dire sur chacun.

Jacques Lemaire, à propos de Jacques Demers

L’arrivée de Demers derrière le banc a un effet immédiat. Du 17 octobre au 11 novembre, le CH dispute 12 matchs de suite sans subir la défaite. « On était l’équipe la plus hot de la ligue », se souvient Lebeau. Le Tricolore manque toutefois d’essence en mars, et conclut la saison avec 11 défaites à ses 18 dernières sorties. Les Nordiques devancent le Tricolore et décrochent l’avantage de la patinoire pour le duel tout québécois du premier tour.

Dans les derniers jours de la saison, Demers sent qu’il doit intervenir.

« On arrive au Forum, le vestiaire est barré, se souvient Lebeau. Les lumières sont éteintes et on s’en va au banc des joueurs. Jacques nous fait un discours sur la grande tradition victorieuse en montrant les bannières de la Coupe Stanley et nous rappelle la responsabilité qui vient avec cette tradition. »

Les joueurs passent ensuite au salon – celui des anciens ou du directeur, selon les intervenants –, où Demers les invite à tenir une réunion entre eux seulement « pour laver leur linge sale », dixit Lebeau.

« Tous les chandails étaient accrochés à un support, détaille Charles Thiffault, adjoint de Demers. Il avait dit aux joueurs : “si vous êtes prêts à vous donner pour l’équipe, mettez le chandail et allez dans le vestiaire”. Tous les joueurs l’avaient fait, évidemment, mais quand on parle de team building, c’était ça. Il trouvait des situations pour unir l’équipe. »

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Charles Thiffault (à droite), adjoint de Jacques Demers, en mars 1993

« On n’a pas gagné tout de suite, mais on a joué du bon hockey. Je pense qu’il voulait faire un traitement choc pour secouer le vestiaire. Ça a peut-être ressoudé l’équipe. À 0-2 contre les Nordiques, on n’a pas paniqué et on s’est soutenus », estime Lebeau.

Charles Thiffault et Jacques Laperrière étaient les adjoints de Demers. « J’étais surtout responsable des unités spéciales, explique Thiffault, toujours en bonne forme à 85 ans. Jacques Laperrière et moi étions aussi responsables de préparer la vidéo sur nos prochains adversaires, à tour de rôle. »

« Charles était un technicien du hockey, comme un docteur du hockey ! illustre Bernard Brisset, alors relationniste du Canadien. Il faisait partie de ces gars qui arrivaient avec des tactiques très étudiées, dans la foulée du rapprochement avec les Russes. »

Michel Demers, le frère de Jacques, frayait dans cet entourage d’hommes de hockey. « Le samedi matin, j’allais aux pratiques au Forum. Les joueurs partaient et la gang descendait, ça pouvait jaser une heure et demie de hockey, avec le café. Lemaire, André Boudrias, Serge Savard, Jacques Laperrière... Jacques leur demandait : c’est quoi ton feeling pour telle ou telle affaire ? »

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Jacques Laperrière et Jacques Demers, derrière le banc du Canadien, en avril 1993

Une de ces discussions animées survient pendant la série de troisième tour, contre les Islanders. Genou amoché, Lebeau avait raté les troisième et quatrième matchs de cette série. « Jacques [Demers] disait : “Je ne sais pas, je le regarde aller, j’ai un feeling qu’il peut nous aider.” Et Lemaire lui avait dit : “Vas-y avec ton feeling, rentre-le !” »

Dans son rôle d’adjoint au DG, Lemaire était alors très impliqué dans le quotidien de l’équipe. « J’ai dit à [Demers] : toi, derrière le banc, si tu es à l’aise avec ta décision de ramener Lebeau, tes joueurs le seront, relate Lemaire. Ta décision, si tu l’as en toi, si tu y crois, ça compte. Ce sont des feelings. »

Lebeau obtient finalement une passe dans ce match, et le Canadien l’emporte 5-2 pour atteindre la finale. Le Sherbrookois dit avoir eu vent de cette situation « par après ».

Un coach doit prendre des décisions. Il l’a fait cette fois-là avec moi, avec le bâton de McSorley, et plein d’autres fois. Il en a pris plus de bonnes que de mauvaises !

Stéphan Lebeau, à propos de Jacques Demers

Et de toute évidence, Demers était resté fidèle à ce qu’il avait dit à Lebeau neuf mois plus tôt.

En finale, le personnel d’entraîneurs s’agrandit. Denis Savard est trop mal en point pour demeurer dans la formation, et s’amène donc derrière le banc à partir du deuxième match de la finale contre les Kings.

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Denis Savard lors d’un entraînement du Canadien au Forum avant le début de la série contre les Bruins de Boston, en mai 1992

« Jacques avait eu le génie de non seulement sortir Denis de la patinoire, mais de le mettre derrière le banc, dans un rôle qu’il a accepté », explique Bernard Brisset.

Avec cet ajout, Thiffault retourne sur la passerelle, d’où il travaillait pendant la saison. Laperrière et lui portent des écouteurs ; il communique ainsi avec le banc. « Demers a demandé à Laperrière si j’étais d’accord pour faire mesurer le bâton de McSorley. Je me suis dit : si les joueurs, avec leur expérience, pensent que le bâton est illégal, on peut leur faire confiance. »

Le Canadien gagne ce deuxième match, puis les trois suivants, et remporte la Coupe Stanley. Le trophée n’a été gagné que par des équipes américaines depuis. « Il a eu la bonne recette et 30 ans plus tard, ça n’a toujours pas été reproduit », rappelle Lebeau.

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Denis Savard (à gauche) célèbre la victoire contre les Kings de Los Angeles qui permet au Canadien de remporter la Coupe Stanley le 9 juin 1993.

Demers a continué de veiller sur ceux avec qui il avait triomphé. Deux ans après son congédiement par le Canadien, il devient entraîneur-chef du Lightning de Tampa Bay. Il contacte donc Thiffault pour lui offrir un poste d’adjoint. « Mais Phil Esposito était le DG, c’était lui qui nous avait congédiés, Michel Bergeron et moi, avec les Rangers ! dit en rigolant Thiffault. Mais Jacques n’oublie pas les gens qui lui ont donné un coup de main. »

Lebeau se souvient quant à lui d’un match au Centre Bell, il y a une dizaine d’années, à l’époque où Demers siégeait au Sénat. « Ma femme et mon fils Jeffrey arrivent au salon des anciens en avance. Et là, la sécurité du premier ministre arrive pour inspecter le salon. Stephen Harper entre dans la pièce, Jacques est avec lui, il voit Chantal et Jeffrey. Et il prend le temps d’aller voir le premier ministre. “Monsieur Harper, j’ai quelqu’un de très important à vous présenter.” Et dans sa grande générosité, il a présenté ma femme et mon gars au premier ministre.

« C’est ça, Jacques. Le cœur sur la main. »