Carl Latulippe croyait réaliser un rêve en se joignant aux Saguenéens de Chicoutimi, en 1994. Il dit avoir plutôt vécu un cauchemar et s’être retrouvé au cœur d’un cycle de violence entre vétérans et joueurs recrues qui l’a écœuré du hockey. Son histoire fait aujourd’hui l’objet d’une enquête de la LHJMQ. Il a accepté de la raconter à La Presse.

Les « allégations de nature sexuelle » sur lesquelles enquête actuellement la Ligue de hockey junior majeur du Québec (LHJMQ) concernent des évènements qui seraient survenus chez les Saguenéens de Chicoutimi en 1994-1995, a appris La Presse. Les témoignages de deux anciens joueurs évoquent de la violence, de l’intimidation et des agressions commises par certains vétérans sur des recrues.

Une vingtaine de joueurs des Saguenéens de l’époque et de personnes ayant gravité dans l’entourage de l’équipe nient avoir assisté ou participé à de tels évènements.

Mais pour Carl Latulippe, les souvenirs sont clairs. À 16 ans, il a été repêché au premier tour par les Saguenéens. Moins d’un mois après le début de la saison, il quittait le Saguenay et voulait abandonner le hockey, troublé par les sévices qu’il aurait subis aux mains de vétérans.

Près de 30 ans plus tard, celui qui est aujourd’hui homme d’affaires dans l’industrie automobile brise le silence. « Elle n’est pas exceptionnelle, mon histoire. Ce qui est écœurant, c’est qu’elle est loin d’être unique », dit Carl Latulippe, attablé dans un restaurant de Québec.

Le 21 mars, en commission parlementaire, le commissaire par intérim de la LHJMQ, Martin Lavallée, a indiqué que « des allégations de nature sexuelle » étaient « venues [à ses] oreilles » en lien avec des évènements survenus « dans les années 1990 » au sein d’une formation du circuit. « Lorsqu’on nous a informés de la situation, nous avons procédé à une quête d’informations, laquelle nous a rapidement amenés à mettre en place une enquête indépendante pour assurer d’aller au fond des choses », a-t-il ajouté. Il n’a identifié ni l’équipe concernée ni l’année des évènements en question.

La Presse a été en mesure de confirmer que cette enquête vise les Saguenéens de la campagne 1994-1995, soit la saison recrue de Carl Latulippe.

Un passionné de hockey

Durant son enfance à Val-Bélair, Carl Latulippe ne comptait pas les heures passées à jouer au hockey dans la rue ou sur la patinoire familiale. Mais le traitement qu’il dit avoir subi de la part de certains vétérans chez les Saguenéens a anéanti son amour du hockey. Il n’a plus jamais mis les pieds dans un aréna après avoir quitté la LHJMQ, après deux saisons.

Les histoires d’ex-joueurs ayant été victimes de violences et d’agressions dans leurs années de hockey junior canadien font les manchettes depuis le début de février. Même si elle a rejeté leur demande d’action collective, la Cour supérieure de l’Ontario a révélé des cas de maltraitance subie depuis les années 1980 par des joueurs d’âge junior issus des trois grandes ligues canadiennes. Au Québec, le commissaire de la LHJMQ, Gilles Courteau, en poste depuis 37 ans, a quitté ses fonctions le 5 mars, quelques jours après avoir témoigné devant la commission parlementaire chargée de faire la lumière sur l’étendue du phénomène. Les versions contradictoires de Gilles Courteau avaient été exposées dans La Presse1.

Pour M. Latulippe, l’important n’est pas tant que des « têtes tombent ». Mais bien que « plus aucun jeune ne subisse » ce qu’il a vécu. « Combien de carrières, mais surtout combien de vies ont été brisées par de tels agissements ? », demande-t-il.

Carl Latulippe a commencé à jouer au hockey mineur à l’âge de 5 ans. « C’était ma passion. […] C’était la plus belle chose que je pouvais faire », dit-il. Le jeune homme au talent naturel a joué midget AAA pour les Gouverneurs de Sainte-Foy. À 15 ans, il participait au Défi mondial des moins de 17 ans. À cette époque, Latulippe rêvait de la Ligue nationale.

Chicoutimi

À 16 ans, Carl Latulippe est repêché par les Saguenéens de Chicoutimi. Il quitte la maison familiale pour le camp d’entraînement de début de saison. Le déménagement le déstabilise. « En 1994, il n’y avait pas l’internet. Mes parents n’ont jamais gagné plus de 40 000 $ de leur vie. Je n’avais pas de téléphone. C’était loin, Chicoutimi ! », dit-il.

Dans ses premiers jours à Chicoutimi, il relate avoir été accueilli en héros et s’être fait demander d’être pris en photo par des admirateurs dans des restaurants. Mais dès que le camp d’entraînement se termine et que l’équipe est formée, le scénario change, dit-il. Carl Latulippe raconte que des vétérans imposent leurs règles. Que des recrues doivent leur verser leur maigre paye.

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Plus d’une fois, des vétérans ont pris « des serviettes avec des savons dedans et ils nous frappaient avec pour que ça ne laisse pas de marques », affirme Carl Latulippe.

Carl Latulippe affirme qu’un joueur recrue s’est plaint un jour du traitement reçu et en a payé le prix en se faisant battre violemment par des vétérans.

Il estime que l’emprise de vétérans à Chicoutimi se traduisait par des gestes « répétitifs ». Plus d’une fois, des vétérans ont pris « des serviettes avec des savons dedans et ils nous frappaient avec pour que ça ne laisse pas de marques », dit-il.

L’évènement de trop pour Carl Latulippe se serait déroulé lors de l’un des premiers voyages du club, en route pour disputer un match en Abitibi. Dans l’autobus, des vétérans auraient demandé à des recrues de se dévêtir et de se masturber. Les jeunes joueurs se seraient fait dire qu’ils avaient un très court laps de temps pour éjaculer et que ceux qui n’y parviendraient pas seraient enfermés dans les toilettes de l’autobus. Pour « aider » les recrues à éjaculer, on aurait fait jouer des films pornographiques sur les télévisions communes de l’autobus, où se trouvaient des adultes, selon Carl Latulippe.

Ce dernier dit avoir été entassé avec d’autres recrues dans les toilettes de l’autobus, toujours nu. Il ignore le temps exact qu’ils ont passé dans ce réduit. Mais aujourd’hui, il a du mal à prendre l’avion. Il évite les foules. « Je suis claustrophobe », dit-il.

Peu après cette expérience, Latulippe quitte les Saguenéens. A-t-il parlé des évènements à quelqu’un de la direction ? « On savait qu’il ne fallait pas y aller. Si on y allait, c’est sûr qu’on se ferait battre », dit-il.

À l’époque, le court séjour de Latulippe, un choix de première ronde, rappelons-le, a fait jaser. Ses coéquipiers avaient l’impression qu’il « s’ennuyait de sa blonde ». Les journaux en parlent. « Las de jouer sans joie et incapable de s’adapter, Carl Latulippe vient de quitter les Saguenéens de Chicoutimi », écrit le quotidien Le Soleil le 8 octobre 1994. « Je n’ai pas retrouvé là-bas la philosophie que j’avais du hockey. Je ne m’amusais plus », dira à l’époque Latulippe. « Je me sentais mal dans ma peau », dira-t-il aussi au Quotidien de Chicoutimi.

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Témoignage de Martin Lavallée, commissaire par intérim de la LHJMQ, devant la Commission de la culture et de l’éducation de l’Assemblée nationale, chargée de faire la lumière sur la violence dans le hockey junior, le 21 mars dernier.

Expérience similaire

Un autre joueur des Saguenéens de 1994-1995, qui n’a pas gardé de lien avec Carl Latulippe, confirme sa version des faits. Il préfère que son identité ne soit pas révélée dans ce reportage afin de ne pas subir de représailles d’anciens coéquipiers, lui qui dit avoir tourné la page sur sa carrière junior. Nous le désignerons donc par le prénom fictif Luc.

« Des claques en arrière de la tête et des coups de poing sur la gueule », Luc en a vu. Beaucoup. Il témoigne aussi que des joueurs ont été enfermés dans des toilettes d’autobus.

La première saison d’une recrue était longue, raconte-t-il. Attacher les patins des vétérans, transporter leur équipement ou aller leur acheter des boissons gazeuses étaient autant d’ordres qui, s’ils n’étaient pas exécutés, engendraient des conséquences. Les premières semaines du calendrier étaient particulièrement pénibles.

Draguer une fille dans un bar valait de se faire demander de « décalisser » des lieux par les joueurs plus âgés. Les défier signifiait d’en payer le prix le lendemain à l’aréna.

Luc n’a pas assisté à des séances de masturbation forcée, mais il assure avoir vu des coéquipiers se toucher sans gêne dans l’autobus, alors qu’était diffusé un film pornographique.

Selon lui, au moins une recrue a dû, après un match sur la route, s’asseoir sur un siège d’autobus où se trouvait le sperme d’un vétéran qui, quelques minutes plus tôt, avait eu une relation sexuelle avec une jeune femme à bord du véhicule. « J’ai fait exprès parce que je savais que tu allais t’asseoir là », aurait dit ce joueur.

Encore aujourd’hui, Luc en veut à l’entraîneur-chef Gaston Drapeau, disparu en 2014. « Il aurait fallu qu’un adulte nous aide », dit-il. Au cours des dernières semaines, voyant les révélations sur le hockey junior s’accumuler dans les médias, la conjointe de Luc lui a demandé s’il avait vécu des expériences similaires. Quelques histoires rapportées en Ontario et dans l’Ouest canadien mentionnaient notamment l’insertion de bâtons de hockey dans l’anus des victimes.

« Non, ça, ça ne m’est pas arrivé, lui a-t-il répondu. Mais ç’aurait pu, tellement j’ai croisé du monde fou. »

1. Lisez l’article « Initiations au hockey junior Des “problèmes” depuis 45 ans, a reconnu Courteau en 2021 »

Perceptions différentes

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Des personnalités aujourd’hui très connues du public faisaient aussi partie de l’édition 1994-1995 des Saguenéens et ont nié avoir été témoins de quoi que ce soit.

Dans le cadre de cette enquête, La Presse a parlé à 20 joueurs et personnes qui ont gravité autour des Saguenéens de l’époque. La majorité a nié avoir été témoin de quoi que ce soit.

Aujourd’hui entraîneur et directeur général des Saguenéens, Yanick Jean était un vétéran dans cette équipe en 1994-1995. Questionné pour savoir s’il a été témoin de gestes violents ou de nature sexuelle envers les recrues de l’époque, sa réponse est catégorique : « Impossible. »

Il assure que le climat recrues-vétérans était « le fun ». « On était une belle gang de gars », dit-il. Si des initiations ont eu lieu, il s’agissait de « partys d’équipe ». « Mais j’ai rien eu de ce qu’on a pu lire dans les journaux », dit-il.

Des personnalités aujourd’hui très connues du public faisaient aussi partie de cette édition des Saguenéens. Parmi elles, le gardien de but Marc Denis, devenu analyste à RDS.

Joint par La Presse, M. Denis a dit avoir « fait le saut » en prenant connaissance des évènements allégués par les victimes. Jamais il n’a eu connaissance de violences répétées et il n’a aucun souvenir d’avoir vu un film pornographique dans l’autobus.

Il dit toutefois ressentir de l’« empathie » pour les personnes qui auraient « vécu ou perçu » des évènements dont il dit ignorer l’existence. « Je suis content que les langues se délient si des personnes se sont senties brimées », a-t-il insisté. Il ne retient que du positif de sa carrière junior. « Je souhaite à tous les jeunes de passer par la LHJMQ », a-t-il ajouté. L’ancien gardien Éric Fichaud, analyste à TVA Sports, a tenu en substance les mêmes propos.

Alain Nasreddine, entraîneur adjoint chez les Stars de Dallas, disputait pour sa part sa dernière saison chez les juniors.

Dans ce temps-là, quand tu étais une recrue, c’était tout le temps un peu difficile, mais ce n’était pas l’enfer non plus.

Alain Nasreddine

Aujourd’hui commentateur à RDS, André Roy était lui aussi vétéran en 1994-1995 à Chicoutimi. Il dit que si des initiations ont eu lieu, il n’a « jamais vu rien d’affaires d’histoire de bâtons et d’Antiphlogistine », référence aux révélations choquantes tirées du jugement de la Cour supérieure de l’Ontario.

Être initié, on est passé par là comme recrue. Après, c’est une roue qui tournait. Mais il n’y avait rien de dégradant.

André Roy

André Roy s’est déjà fait enfermer dans des toilettes d’autobus comme recrue. Il n’a toutefois pas de souvenir de recrues contraintes de se masturber. « Il n’y a rien eu de traumatisant pour moi, dit-il. Ça a formé l’homme que je suis devenu. Ça m’a permis d’avoir une carrière par après. »

Pas de rancune

Mais pour Carl Latulippe, les souvenirs ne sont pas aussi roses. Après son court séjour chez les Saguenéens, il a conclu la saison chez les Voltigeurs de Drummondville, puis a disputé quelques matchs l’année suivante avec les Harfangs de Beauport. Il accrochera ses patins en 1996.

Le 2 mars 1996, le journal Le Soleil est revenu sur le départ de Carl Latulippe des Saguenéens en parlant d’un « premier choix gaspillé ». « Certains ont prétendu que les vétérans de l’équipe l’avaient pris à partie », a écrit le quotidien. Une affirmation qu’a niée à l’époque Latulippe. « Physiquement, j’étais prêt à évoluer dans le junior majeur. Mais mentalement, c’était une autre histoire. J’avais une blonde, je m’ennuyais, je descendais toujours à Québec. Finalement, j’ai tout lâché », a-t-il dit. Pourquoi ne pas avoir parlé à ce moment des faits ?

PHOTO OLIVIER JEAN, LA PRESSE

Carl Latulippe

On dirait que ce n’était pas une option de parler de ça à l’époque. Comme si la société n’était pas prête.

Carl Latulippe

Après sa carrière dans la LHJMQ, Carl Latulippe éprouvera des problèmes de consommation. Est-ce attribuable à ce qu’il a vécu ? « De vous dire que c’est à cause de ça que j’ai consommé, je ne vous dirais pas ça. Mais de dire que ce n’est absolument pas à cause de ça, je ne pourrais pas vous dire ça non plus », dit-il.

Quand l’histoire de l’action collective ontarienne est sortie dans les médias en février, Carl Latulippe a d’abord écrit à l’animatrice du 98,5 Nathalie Normandeau qui a brièvement raconté son histoire en ondes, sans le nommer.

Après que La Presse eut communiqué avec plusieurs anciens joueurs des Saguenéens pour corroborer l’histoire de Carl Latulippe, la LHJMQ, mise au parfum de cette démarche, a elle-même amorcé une collecte d’informations, a confirmé un porte-parole du circuit. Le 20 mars, M. Latulippe a reçu un appel de Karl Jahnke, chef de l’exploitation, communications et marketing de la ligue, qui voulait entendre son récit.

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Martin Lavallée devant la commission parlementaire de l’Assemblée nationale

Le lendemain, le commissaire par intérim de la LHJMQ, Martin Lavallée, a dit en commission parlementaire qu’une enquête indépendante avait été lancée sur des évènements survenus dans les années 1990.

Carl Latulippe affirme n’avoir aucune rancune envers les vétérans qui lui ont fait la vie dure. Notamment parce que plusieurs risquent d’avoir été eux-mêmes agressés durant leurs années recrues, selon lui. « Aujourd’hui, je comprends mieux. Je ne l’accepte pas plus », dit-il. Mais chose certaine : il souhaite qu’aucun autre jeune ne subisse ce qu’il dit avoir vécu.

« L’espoir et les rêves de nos jeunes ne peuvent être anéantis par des agresseurs et des organisations qui font l’autruche », conclut-il.

L’enquête de la LHJMQ

La collecte d’informations menée par la LHJMQ auprès de Carl Latulippe et de certains ex-coéquipiers a convaincu la direction de la ligue de déclencher une enquête indépendante à ce sujet. Celle-ci a été confiée à Me Philippe Frère, du cabinet d’avocats Lavery, à qui avait été confiée, en 2019, l’enquête sur les allégations d’initiations inappropriées survenues chez le Phœnix de Sherbrooke quelques années auparavant. Par ailleurs, si la collecte préliminaire a été menée par Karl Jahnke, qui est chef de l’exploitation, communications et marketing de la LHJMQ, c’est parce que Natacha Llorens, directrice des services aux joueurs de la ligue, est en congé de maladie.

La Ligue n’a pas souhaité fournir de commentaires par rapport à ce reportage. Elle encourage toutefois les victimes potentielles à prendre la parole pour « dénoncer toutes situations problématiques qu’elles auraient pu subir dans leur carrière junior majeur ». Une adresse courriel et une ligne consacrées aux plaintes ont été créées spécifiquement pour les personnes qui voudraient signaler des abus.

Ligne téléphonique : 1-877-650-3555

Écrivez à la LHJMQ pour formuler une plainte

Note: Une version précédente de ce texte mentionnait que la firme Gestion Jean Boudreau collaborait à l'enquête indépendante qu'a commandée la LHJMQ. Ce n'est pas le cas. Nos excuses.