(Gander, Terre-Neuve) Dur à croire, à mesure que l’avion s’approche du sol, que 7000 touristes aient pu débarquer ici en quelques heures un certain mardi de septembre, il y a 21 ans.

Ce n’est pas une question d’espace, remarquez. Parce que dans ce coin-ci de Terre-Neuve, il y en a de l’espace. Tournez la tête et que verrez-vous ? Plus d’espace.

Pas pour rien qu’en 1936, on a choisi Gander pour construire un aéroport qui servirait essentiellement de point de ravitaillement pour les vols transatlantiques.

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À l’approche de l’aéroport

« La piste d’atterrissage fait deux milles de long. On peut accueillir n’importe quel avion ici. On a déjà eu des Airbus 380, même le gros Antonov », dit fièrement Dean, un agent de sécurité croisé dans le terminal.

Cette piste d’atterrissage a trouvé toute son utilité le 11-Septembre, puisque c’est ici qu’ont été déroutés 38 avions qui n’avaient plus de place où aller après la fermeture de l’espace aérien des États-Unis. Trente-huit gros porteurs, dans un village qui compte plus ou moins 10 000 habitants.

Cette semaine-là, ça a été leur tempête du verglas, sur les stéroïdes. Vous savez, ce moment où tout le monde se serre les coudes ? Ce moment dont on se souvient toute notre vie ?

On devine qu’il y a une plaque commémorant cette journée quelque part dans l’aéroport. « Si vous allez sur la mezzanine, il y a un morceau de poutre du World Trade Center », nous répond le bon Dean.

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Une poutre du World Trade Center

Dans ce village où tout tourne autour de l’aviation, on a aménagé un mini-musée sur ladite mezzanine, avec la poutre comme point d’orgue.

Le détour vaut franchement la peine. Le visiteur sera notamment heureux d’apprendre qu’il marche dans les pas de Fidel Castro, qui est passé par ici en 1976 quand son avion vers Montréal a été détourné en raison d’une tempête.

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Fidel Castro, venu faire du toboggan à Gander

Cette carte postale serait incomplète sans parler à un témoin qui a vécu de près les évènements du 11-Septembre par ici. On s’informe au bar de l’aéroport, la serveuse revient deux minutes plus tard avec Natasha, la responsable des communications.

« Bonjour, je suis journaliste, j’aimerais parler à des gens qui étaient ici en 2001. »

Natasha sort aussitôt son téléphone. « Essayez Brian Mosher, c’était le journaliste qui couvrait les évènements ici. »

On s’exécute. « Bien sûr, aimerais-tu qu’on se rencontre ? T’es à l’aéroport ? J’arrive dans cinq minutes. »

Dix minutes plus tard, voici Brian dans le terminal. Quand Natasha disait qu’il était LE journaliste, elle ne mentait pas. « On était deux journalistes ici. Janice était à l’écrit, et moi, à la télévision, pour la station locale. Comme l’aéroport était plein, aucun autre journaliste ne pouvait débarquer ! »

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Brian Mosher

Brian a des talents de conteur. « Les premiers pas des Beatles en Amérique du Nord, c’était ici, lance-t-il en pointant une porte d’entrée. Pas au Ed Sullivan Show ! Les avions s’arrêtaient ici pour se ravitailler. On est la plus grosse station-service au monde ! »

Et puis, le 11-Septembre ?

« Je n’ai pas dormi pendant cinq jours. Du 12 au 16, j’avais trois émissions d’une heure à produire par jour, avec de l’information qui changeait continuellement. Il fallait aussi passer les annonces des gens entre les émissions. En temps normal, c’était simplement un tableau qui annonçait la soirée de bingo ou un match de hockey. Là, c’était des annonces pour dire qu’il manquait de tel ou tel produit à telle place.

« Mon histoire préférée est celle du papier de toilette. Ozzie le policier – parce qu’il y a deux policiers municipaux ici – passait un peu partout pour récolter les demandes, et me les amenait pour que je les diffuse à la station. La note sur le dessus, c’était que Gander Academy avait besoin de papier de toilette. En quelques heures, on a rempli une classe de papier de toilette ! Tout ce que tu demandais, les gens en apportaient deux ou trois exemplaires ! »

L’aréna où aura lieu le match entre le Canadien et les Sénateurs d’Ottawa, ce jeudi, a aussi été mis à contribution. « J’ai fait une de mes interventions accoté sur une caisse de yogourt », lance-t-il.

Quoi qu’il en soit, la générosité des gens d’ici n’est pas passée inaperçue. Un fonds d’études a été créé par des passagers qui ont été hébergés ici, pour venir en aide à des familles de la région. Une comédie musicale, Come From Away, a été écrite. Brian et sa collègue de l’écrit, Janice, ont été l’inspiration pour le personnage de Janice Mosher, une journaliste qui couvre les évènements. Brian a donc été invité à différentes premières du spectacle, dont celle à Los Angeles. Pour preuve, il nous montre sur son téléphone une photo de lui avec George Takei. « J’insistais pour l’appeler Sulu ! », blague-t-il.

Même Oprah Winfrey s’est intéressée aux évènements. Il fait jouer un enregistrement vidéo de sa boîte vocale, où une recherchiste d’Oprah lui laisse un message lui demandant s’il pourrait fournir des extraits de ses reportages en ondes de l’époque. On le sent ému pendant que l’enregistrement roule.

On finira par passer une bonne heure à écouter les histoires de Brian Mosher sur la générosité et l’ingéniosité des gens d’ici, qui voyaient leur village se transformer en dortoir du jour au lendemain. On serait resté volontiers une heure de plus. Ou deux.

« J’imagine que tu t’en vas quelque part en ville ?

– Oui, oui, mais je vais prendre un taxi, c’est correct.

– Non, arrête ça, t’es à Terre-Neuve. Je vais te reconduire. »