Les championnats ont beau faire foi de tout dans les sports d’équipe, il reste que certains exploits individuels marquent les esprits. Au baseball, le club des 40-40 (40 circuits, 40 buts volés) en est un. Ils ne sont que quatre dans l’histoire des majeures à en faire partie.

Au hockey, le club des 50-50 est tout aussi exclusif. En 1945, Maurice Richard avait été le premier à inscrire 50 buts en 50 matchs. Ensuite ? Personne d’autre, pendant longtemps.

C’est pourquoi il y a tant d’électricité dans l’air, le 24 janvier 1981, quand les Nordiques débarquent au Nassau Coliseum pour y affronter les Islanders de New York.

Un joueur du nom de Mike Bossy totalise alors 48 buts après 49 matchs. En fait, il est « coincé » à 48 depuis deux matchs. C’est donc sa dernière chance de rééditer l’exploit du Rocket.

Voici l’histoire de cette soirée, racontée par ceux qui y étaient.

Semaine mouvementée

La Presse marque le coup en dépêchant Jean Beaunoyer à Uniondale. Ses textes, envoyés de Long Island, sont publiés dès le 17 janvier. Bossy totalise alors 45 buts en 46 matchs. « Bossy se débat dans l’indifférence », titre-t-on le 17. Dans ce numéro, Beaunoyer raconte qu’il était le seul journaliste à l’entraînement des Islanders la veille.

La Presse, 17 janvier 1981, cahier F, page 1

Jim Higgins, relationniste des Islanders à l’époque : « On était à 40 milles de New York, mais souvent, on sentait qu’on était à 4000 milles ! On a toujours eu ce problème dans le marché new-yorkais. Les Rangers étaient les Rangers, puis il y avait les Islanders. De plus, la Ligue nationale de l’époque était très conservatrice et n’accordait pas autant d’attention à ces records. »

Mike Bossy, cité dans La Presse du 17 janvier 1981 : « Les journalistes ne savaient même pas que je menaçais le record de Richard. C’est moi qui ai dû leur apprendre. Bien pire, les gens me disent : “C’est bien beau de compter 50 buts en 50 parties, mais qu’est-ce que ça va donner si tu ne réussis pas à battre le record de 76 buts détenu par Phil Esposito ?” »

Jean Beaunoyer suivra Bossy toute la semaine. Le samedi 17, Bossy inscrit un tour du chapeau pour porter sa récolte à 48 buts. Déjà, l’« indifférence » fait place à la fébrilité. Beaunoyer raconte même que Jim Higgins, le relationniste, « a dû décrocher son téléphone tant les gens des médias le harcelaient ».

Jim Higgins : « Je ne me souviens pas d’avoir fait ça ! J’ai toujours aimé parler aux journalistes, mais peut-être que ça m’a tenté de le faire, et ça confirme que tout arrivait en même temps. Cette semaine-là, ç’a été comme gérer une finale de la Coupe Stanley. »

Jean Beaunoyer, La Presse, 19 janvier : « On voulait Bossy un peu partout, on voulait en savoir plus sur le Rocket et il est sérieusement question de faire venir Maurice Richard à New York ou à Detroit, le soir où Bossy marquera son 50e but. »

En cette fin de semaine du Super Bowl, Mike Bossy se fraie un chemin dans les journaux new-yorkais. The New York Times, 24 janvier 1981, page 17.

Jim Higgins : « Ma tâche la plus difficile, c’était d’appeler Maurice Richard et de l’inviter à venir à un des matchs, même sur la route, et au 50e match, évidemment. Il était difficile à joindre. Je ne sais pas si c’est parce qu’il voulait être payé, ou si c’est parce qu’il tenait trop à son record. Finalement, il n’est jamais venu. »

L’avant-match

Le 20 janvier, à son 48e match de la saison, Bossy est blanchi face aux Flames. Idem deux jours plus tard, à Detroit. Le voici donc à 48 buts en 49 matchs, avec les pauvres Nordiques et leur fiche de 11-24-12 comme visiteurs à Uniondale.

La Presse, 24 janvier 1981, cahier A, page 1

Dave Pichette, défenseur des Nordiques : « Quand on arrivait au Nassau Coliseum, on passait toujours devant le vestiaire des Islanders pour se rendre au nôtre. Je me souviens d’avoir vu Mike dans le vestiaire, assis. J’ai dit : “On ne le laissera pas scorer ce soir.” Michel Bergeron en avait parlé avant le match. »

Ron Asselstine, juge de ligne : « Avant, quand un joueur marquait un gros but, le banc se vidait, tout le monde allait féliciter le marqueur, mais il fallait continuer le match ! Donc, depuis deux ans, un règlement interdisait aux joueurs au banc d’aller sur la glace pour célébrer un but. Mais ce soir-là, on avait reçu la directive de ne pas imposer de pénalité si Bossy marquait son 50e et que les gars sautaient sur la glace. Donc, avant le match, je vais voir Michel Bergeron pour l’avertir. Et Michel répond : “Qu’il mange de la marde, il ne marquera pas deux buts ce soir !” »

Michel Bergeron, entraîneur-chef des Nordiques : « Oui, je me souviens de ça. Je lui ai dit : “Casse-toi pas la tête, il ne marquera pas son 50e ce soir !” »

Jim Higgins : « Les agents de sécurité avaient de la difficulté à empêcher les gens d’entrer dans l’aréna pour le match. Je me souviens des fois où on se rendait en finale, je regardais ça d’en haut et je me disais qu’il devait y avoir 3000 personnes de plus que la capacité. C’était comme ça, ce soir-là. »

L’attente

On attendait Mike Bossy, on a eu droit à… Anders Kallur. C’est 3-3 après 40 minutes, grâce notamment à un doublé de Kallur, un obscur Suédois au cœur d’une saison de 36 buts. Il ne reste donc plus qu’une période à Bossy pour égaler Maurice Richard.

Michel Bergeron : « Mon joueur défensif pour le couvrir, c’était Alain Côté. J’avais dit à Alain : “Il ne faut pas qu’il marque son 50e contre nous.” On l’a pris comme un défi. »

Ron Grahame, gardien des Nordiques : « Bossy aurait pu avoir deux buts, mais il tirait hors cible ou sur moi. Il a peut-être eu une chance sur un retour de tir ou une déviation que j’ai arrêtée. Quand tu as six tirs au but dans un match, tu as plusieurs chances de marquer ! »

Ron Asselstine : « Je ne devrais pas dire ça, mais entre arbitres, on se disait : “Ça serait bien qu’il marque ce soir, on ferait partie de l’histoire !” Mais on ne peut pas penser comme ça ! Donc, en troisième période, on a fait notre travail, on a signalé les hors-jeux. C’est évident qu’on ne pouvait pas changer notre approche simplement parce qu’un record pouvait être établi. »

Glenn « Chico » Resch, gardien des Islanders : « Aux entractes, Boss se tenait dans l’autre pièce, adjacente au vestiaire. Il était toujours très concentré et on le laissait tranquille. Certains joueurs, il fallait les encourager à s’élever. Pas Boss. On n’avait pas besoin d’en rajouter. Mais ça ne parlait que de ça depuis deux matchs. Personne n’est immunisé contre la pression. »

49…

C’est 4-4 quand Michel Goulet écope d’une pénalité à 6 min 6 s de la fin de la troisième période, offrant un avantage numérique aux Islanders. Bryan Trottier contrôle la rondelle en fond de territoire, la remet au défenseur Stefan Persson, qui rejoint Bossy. Il y va d’un tir du revers depuis l’enclave qui déjoue Grahame. Et de 49.

Voyez la séquence menant à son 49e but

Chico Resch : « Avec 10 minutes à jouer, on commençait à douter. On n’était pas déçus, mais sceptiques. Il ne faut jamais faire ça avec Boss ! Il marque son 49e, et là on se dit : “Est-ce que ce sera un de ces moments du Boss ?” »

Ron Grahame : « Une fois qu’il en a marqué un, c’était clair qu’il allait revenir souvent sur la glace. J’espérais ne pas accorder le prochain but. »

50…

Deux minutes à jouer et les Islanders mènent 5-4. Lors d’une simple sortie de zone, les spectateurs s’animent. C’est que Mike Bossy pose le pied sur la patinoire pour ce qui pourrait être sa dernière présence.

Voyez la séquence menant à son 50e but

Ron Grahame : « C’était bruyant, car ce sont des partisans qui s’y connaissent. Je ne veux pas dire que c’était une ambiance des séries, mais c’était bruyant. »

John Tonelli, attaquant des Islanders : « J’étais en fin de présence, je n’avais pas eu le temps de changer. J’ai intercepté leur sortie de zone et la rondelle est allée à Trottier. C’était un jeu désespéré pour garder la rondelle dans la zone. Et Trots a fait la passe incroyable à Boss. »

Dave Pichette : « La rondelle est passée proche de sortir, mais Trottier l’a passée tout de suite à Bossy, et j’étais une fraction de seconde en retard sur le jeu. C’est dommage, on l’avait tenu tout le long du match. »

Ron Grahame : « Il n’était pas dans l’enclave, mais un peu à côté, à gauche. Il m’a tiré entre les jambes. Bossy était très dur à affronter, un tireur très talentueux. Tu ne savais jamais où il allait tirer. Il pouvait tirer en haut, en bas, où il voulait. C’était un des tirs les plus durs à lire. »

Ron Asselstine : « C’était gros. Comme on s’y attendait, ses coéquipiers ont quitté le banc pour le féliciter. Et Michel Bergeron était en furie au banc avec sa pose habituelle, les bras croisés ! »

Michel Bergeron : « Il score son 49e. Et deux minutes plus tard, dans l’enclave, il marque son 50e. D’un côté, je me disais : “On n’a pas fait la job.” Mais de l’autre, j’étais content. J’étais content pour lui. On regarde sa carrière. Il a été le franc-tireur par excellence. »

Le Rocket

Dans les années qui suivront, Wayne Gretzky, Mario Lemieux et Brett Hull atteindront eux aussi le plateau des 50 buts en 50 matchs ou moins. Mais pour l’heure, ils ne sont que deux : Maurice Richard et Mike Bossy. La Presse publie d’ailleurs un message de félicitations du « Rocket », envoyé par télégramme.

Tableau comparant la progression des saisons de Maurice Richard et de Mike Bossy. La Presse, 26 janvier 1981, cahier D, page 10.

Maurice Richard, cité dans La Presse du 26 janvier 1981 : « Je ne suis pas déçu. J’ai laissé une vingtaine de records quand j’ai quitté la Ligue nationale et maintenant, ils sont tous battus ou égalés. Le record de 50 buts en 50 parties n’est même pas inscrit dans le livre de la ligue. Ce fut une semaine mouvementée et l’attention qu’on m’a accordée m’a fait chaud au cœur. »

Ron Asselstine : « Mike égalait un record établi par un des joueurs iconiques du hockey… On parle d’un joueur qui a bâti la LNH. Le Rocket, Gordie Howe, Bossy, Gretzky, Lemieux… Ces gars-là avaient la touche. Leur coordination était remarquable. Surtout à l’époque où il y avait de l’accrochage, où ça frappait devant le but. Avoir un but par match pendant 50 matchs… C’est comme Ted Williams et sa saison de ,400. C’est très dur à réussir. »

Chico Resch : « Par la suite, tout le monde s’attendait à ce qu’un joueur réussisse le 50 en 50. Mais à l’époque, cet exploit était iconique pour les joueurs. »

John Tonelli : « Le Rocket l’avait fait, et ça faisait quoi, 35 ans ? Le hockey a évolué au fil des ans et a fini par devenir très offensif. Mais j’ai toujours entendu dire que les grands comme Bossy, Gretzky et Lemieux trouveraient une façon de marquer autant, même dans le hockey d’aujourd’hui. Ils trouveraient une solution. »