Dans le train où il se trouvait, les lumières devaient rester éteintes, et les stores, clos. Dehors, au loin, les explosions résonnaient. Dans le wagon, autour de lui, des centaines de personnes s’entassaient entre les valises empilées. La peur était partout.

« Je n’étais plus là, je n’existais plus. » Le hockeyeur professionnel Eliezer Sherbatov prend son temps lorsqu’il raconte les « plus longues 24 heures de [sa] vie ». Celles pendant lesquelles il a traversé l’Ukraine d’est en ouest pour fuir la guerre contre l’envahisseur russe. Et celles pendant lesquelles il se sentait « en 1940 ».

Même si sa famille a quitté Israël alors qu’il était bébé, le Québécois d’adoption a toujours gardé un fort attachement pour l’État hébreu, qu’il a de nombreuses fois représenté sur la scène internationale. « Fier » de son « héritage juif », il ne compare évidemment pas ce qu’il a vécu à la Shoah. Mais il n’est pas insensible non plus au fait que son expérience s’est déroulée dans un pays où un million de Juifs ont été exterminés pendant la Seconde Guerre mondiale.

Enfin rentré chez lui à Laval, Sherbatov explique à La Presse à quel point il est heureux d’être en vie. De nombreuses fois, depuis jeudi dernier, il a douté de revoir sa femme et ses enfants, ceux qu’il a pourtant serrés à son retour au Québec. Chaque heure, les larmes reviennent.

Depuis le début de la saison, l’ancien de la LHJMQ évoluait dans la Super ligue d’Ukraine. Même si la tension entre le pays et la Russie montait chaque jour, la semaine dernière, son équipe, le Marioupol HC, s’est tout de même rendue à Droujkivka, dans l’est du pays, pour y disputer un match. Jeudi matin, les bombardements ont commencé à Kramatorsk, à une vingtaine de kilomètres de là. Toute l’équipe était confinée à l’hôtel, sans savoir à quoi s’attendre. Impossible de retourner à Marioupol, ville aussi visée par l’invasion russe. La Presse avait rapporté l’histoire jeudi pendant la journée.

Le temps passait et Sherbatov demeurait sans réponse concrète du gouvernement canadien pour une possible évacuation. Selon ses dires, on lui conseillait de rester à l’abri jusqu’à nouvel ordre. Partir avec tous ses coéquipiers n’était pas non plus une option, car, dit-il, monter « dans un autobus avec l’équipe, c’était comme provoquer une des deux armées pour se faire tirer ».

Aide d’Israël

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Le joueur de hockey israélo-québécois Eliezer Sherbatov et sa famille

Il s’est donc tourné vers le gouvernement d’Israël, pays dont il possède également la nationalité. Son appel a été entendu et l’ambassade l’a mis en communication avec une organisation qui se consacre au rapatriement des Israéliens en zone de conflit – le nom de l’organisation lui échappe.

On l’attendait à l’ambassade d’Israël à Varsovie, en Pologne. Mais la route pour s’y rendre serait longue, l’a-t-on prévenu.

Un seul train pouvait le transporter de Droujkivka à Lviv, complètement dans l’ouest du pays. Son itinéraire de quelque 1200 kilomètres prévoyait des arrêts à Kramatorsk, à Kharkiv et à Kiev, tous trois assiégés. Un seul départ était toujours à l’horaire, celui de vendredi à 16 h 50. Avec deux de ses coéquipiers et le médecin de l’équipe, ils ont acheté les quatre derniers billets.

À 16 h 50, le train n’était toujours pas en gare. Une rumeur s’est répandue : on tirait sur les trains en marche, d’où le retard. Un militaire sur place a affirmé, à tort ou à raison, que monter dans le prochain train équivalait à 50 % de risques de ne jamais en sortir.

L’un des coéquipiers de Sherbatov a décidé de ne pas aller plus loin. Sans appétit et privé de sommeil depuis la veille, il peinait à prendre une décision. Il a téléphoné à son père.

Je lui ai expliqué que c’était littéralement une question de vie ou de mort. On s’est parlé et on a pris la décision que si le train arrivait, ce serait parce que Dieu le veut. Il fallait y aller.

Eliezer Sherbatov

Le train est finalement arrivé. Ont alors commencé les « plus longues 24 heures de [sa] vie ».

PHOTO FOURNIE PAR ELIEZER SHERBATOV

Vue de l’intérieur du train, où les voyageurs s’entassaient comme ils le pouvaient à côté des piles de bagages.

À chaque arrêt, des dizaines et des dizaines de voyageurs de tous âges, souvent sans billet, sautaient à bord. À Kharkiv, « j’avais la chienne », raconte Sherbatov.

Quand il se risquait à entrouvrir les stores fermés, il voyait défiler les paysages enneigés. Il se demandait s’il n’était pas à bord d’un « train de la mort ».

Sans heurts

Le voyage s’est finalement déroulé sans trop de heurts. À Lviv, l’organisation d’entraide a réuni un groupe de 17 ressortissants israéliens dans l’autobus qui les transporterait à la frontière, 70 kilomètres plus loin. Des brassards portant la mention « IL » leur ont été distribués pour les identifier à leur pays d’appartenance. Sherbatov a été désigné à la tête du groupe, surtout constitué de mères avec des enfants et de personnes âgées.

PHOTO FOURNIE PAR ELIEZER SHERBATOV

Des brassards portant la mention « IL » ont été distribués pour identifier les ressortissants israéliens.

En route, l’autobus était contrôlé par l’armée « toutes les cinq minutes ». On montrait les passeports, les brassards. On parlementait. Et on reprenait la route.

Il a fallu parcourir le dernier tronçon à pied. Près de la frontière, c’est « la jungle » : des milliers de personnes qui attendent de traverser, des bouchons de circulation monstres. Il fait froid. Eliezer s’assure que son groupe reste soudé.

Après « plusieurs heures », les 17 ont traversé la frontière. Dès leur arrivée en Pologne, ils ont été pris en charge et ont été transportés jusqu’à Varsovie, à l’ambassade d’Israël. Une fois là-bas, 24 heures après le départ de Lviv, « tout le monde pleurait ». Le Québécois de 30 ans a pu préparer son départ vers Montréal, avec une escale à Toronto.

PHOTO FOURNIE PAR ELIEZER SHERBATOV

Eliezer Sherbatov, à droite, montre le billet de train qui a changé sa vie. « Je vais le faire encadrer », promet-il. Avec lui, le hockeyeur letton Dennis Berdniks, qui a pu l’accompagner même s’il n’est pas israélien.

Tous ses effets personnels sont restés à son appartement de Marioupol, situé tout près de lieux d’affrontements. Il présume avoir « tout perdu ». Mais cela lui importait peu quand il a serré ses enfants contre lui, tard lundi soir. Pour la première fois, il a pris dans ses bras son bébé de 3 mois, dont il a raté la naissance parce qu’il se trouvait en Ukraine. Il s’est couché à côté de sa fille de 2 ans, qui dormait à son arrivée. « Je suis juste resté là. Et je pleurais. »

Je suis tellement heureux, surtout que j’ai pensé ne jamais les revoir. Ce n’est pas juste une façon de parler.

Eliezer Sherbatov

Il ne s’explique toujours pas pourquoi il n’a pas reçu d’aide du gouvernement canadien. « Si je n’avais pas eu mon passeport israélien, je serais encore dans un abri antibombardement », croit-il.

PHOTO PHILIPPE BOIVIN, LA PRESSE

Eliezer Sherbatov est ses deux enfants

Lentement, la poussière retombe et il sent la vie le regagner. La petite famille doit se rendre à Tel-Aviv au mois de mai, et il aimerait bien que le voyage puisse avoir lieu.

« Au début, je me suis dit : c’est fini, je ne bouge plus d’ici », dit-il avec un rare sourire dans la voix.

« Mais au contraire : je dois commencer à vivre encore plus. Tu ne sais jamais quand tu vas mourir. Quand tu entends les bombes exploser, ça peut être d’une seconde à l’autre. Maintenant, je sais ce que c’est. »

Bientôt une bio

Depuis six mois, Eliezer Sherbatov travaille, avec l’autrice Anna Rosner, à une autobiographie intitulée My Left Skate, référence au handicap qui affecte son pied gauche. Le délai de livraison du manuscrit vient d’être repoussé, car, dit-il, « il fallait absolument ajouter un chapitre » sur les évènements des derniers jours. Le livre doit sortir en librairie l’automne prochain.