Et si le Canadien connaissait actuellement les pires moments de son histoire ? Pour une organisation qui en est à sa 112e saison, la chose n’est pas banale. Pourtant, en n’ayant obtenu jusqu’ici que 26,4 % des points possibles au classement, l’équipe est à un souffle de sa performance de 1939-1940, à ce jour la plus malheureuse depuis la fondation du club. Retour, 82 ans plus tard, sur la pire des saisons.

Un été tragique. Des changements à des postes clés. Des vétérans à remplacer. Des problèmes de gardiens de but. Des blessés. Des chicanes.

Bienvenue, non pas en 2021-2022, pourtant une saison où un malheur attend le Canadien à chaque détour, mais bien en 1939-1940.

Cette campagne a constitué une décevante fin de cycle pour l’organisation. Après deux conquêtes de la Coupe Stanley en 1930 et en 1931, le club n’a atteint le deuxième tour qu’une seule fois au cours des huit années suivantes. C’est néanmoins hors de la glace qu’il a vécu ses plus grands bouleversements.

« C’est la décennie de la tourmente », résume Michel Vigneault, historien du sport et du hockey.

En 1935, Léo Dandurand et Joe Cattarinich cherchent à vendre l’équipe. Des rumeurs de déménagement sont dans l’air, surtout lorsqu’un groupe de Cleveland manifeste son intérêt. C’est finalement la Canadian Arena, société propriétaire des Maroons de Montréal, qui acquiert le club. Trois ans plus tard, les Maroons, moins populaires que leur rival francophone, sont liquidés, et le Tricolore devient la seule équipe de la métropole.

Les années 1930, c’est bien sûr la crise économique mondiale. La LNH n’échappe pas au tumulte qui secoue les marchés. En 1930-1931, le circuit compte 10 équipes ; elles ne sont plus que 6 en 1942-1943. Dans l’intervalle, des franchises déménagent et disparaissent, parfois après une seule saison.

Sur la patinoire du Forum, les années d’avant-guerre coïncident également avec les derniers coups de patin de grandes vedettes, dont Aurèle Joliat et Alfred « Pit » Lépine, qui tirent tous les deux leur révérence au printemps 1938.

La saison 1938-1939 est pénible, alors que le CH se qualifie de justesse pour les séries éliminatoires. On trouve du réconfort en suivant les exploits de Toe Blake, qui remporte le championnat des compteurs cette saison-là.

On croyait avoir vécu le pire. Mais on n’avait encore rien vu.

Malheur

Entraîneur-chef par intérim depuis l’hiver précédent, Jules Dugal est promu directeur général au cours de la saison morte et nomme Babe Siebert pour lui succéder derrière le banc. Fraîchement retraitée, cette ex-gloire des Maroons et du Canadien est attendue avec enthousiasme. Or, le 25 août, Siebert se noie tragiquement dans le lac Huron. On désigne donc Pit Lépine pour le remplacer.

La saison s’amorce de manière spectaculaire. Le CH semble invincible : ses six premiers matchs se soldent par quatre victoires et deux matchs nuls. « Le Canadien continue de défier les calculs des experts en hockey », écrit La Presse le 22 novembre.

« Il semble que l’instructeur Pit Lépine a redonné au club sa grande valeur du temps des Howie Morenz et d’Aurèle Joliat, alors que le club était appelé les Flying Frenchmen », ajoute-t-on, enthousiaste.

On explique la première défaite, subie contre les Red Wings de Detroit, par la fatigue d’avoir disputé quatre matchs en sept soirs. L’équipe retrouve toutefois rapidement ses repères.

Les exploits du gardien Claude Bourque sont vantés. On dit de lui qu’il a été « sensationnel » après une victoire contre les Maple Leafs de Toronto. À la mi-décembre, avec une fiche de 7-4-2, le CH est à un seul point du premier rang au classement.

Tout va bien.

Défaites

À la fin de 1939, les défaites commencent à s’accumuler. D’abord une, puis deux, trois, quatre.

Au cœur de la tempête, Jules Dugal veut secouer ses troupes. Dans La Presse, le 3 janvier 1940, il déclare que son club a joué « médiocrement » dans ses derniers matchs à Boston et à New York. « Pas un seul bodycheck n’a été donné au cours de ces deux parties. Je n’y comprends rien. Voilà le même club avec lequel nous remportions victoire après victoire au début de la saison. »

Des changements sont à prévoir au sein de la formation. Des joueurs seront remerciés, et d’autres, rappelés des ligues mineures, rapporte-t-on. « Quant aux échanges avec d’autres clubs, il est inutile d’en parler : dès que le Canadien parle de transaction, on lui demande tout d’abord Toe Blake. »

La séquence de défaites consécutives s’étirera à neuf, ce qui constitue, encore aujourd’hui, la deuxième de l’histoire de l’organisation.

Les assistances fondent : certains soirs, on ne compte plus que 4000 spectateurs au Forum, dont la capacité était alors de 9300 sièges. En début de saison, avec les places debout, on avait dépassé les 11 000.

Les performances de l’équipe sont évidemment à montrer du doigt, mais il n’y a pas que cela, rappelle Michel Vigneault.

« C’est la guerre, dit-il. Les intérêts ne sont pas tous sur le hockey à ce moment-là. Les gens se rappellent la guerre de 14-18, ils gardent leur argent, ils ne savent pas ce que l’avenir leur réserve. »

Tous les pans de la société en subissent les contrecoups. « Pas juste le sport », insiste l’historien.

Désintérêt

Le 7 janvier, le Tricolore signe enfin une victoire. Les réjouissances, toutefois, sont de courte durée. Il faudra attendre un mois avant d’en savourer une autre. Neuf autres défaites et un match nul s’insèrent entre les deux gains.

Dans la population, l’intérêt décroît indubitablement. La couverture médiatique s’en fait le reflet : le lundi 29 janvier, les deux défaites subies par le CH pendant le week-end partagent la manchette de la section des sports de La Presse avec le « succès du congrès des raquetteurs », tenu à Lowell, au Massachusetts, évènement que le quotidien a couvert sur place.

Même auprès des joueurs amateurs, le CH n’est plus attrayant. On courtise les Franco-Manitobains Tony et Albert Lemay, qui font la pluie et le beau temps chez les Gaulois de Saint-Hyacinthe dans la Ligue provinciale, mais ceux-ci déclarent que le prix devra être « exact » pour qu’ils se laissent convaincre de faire le saut chez les professionnels.

Le 5 février, après une défaite humiliante de 9-0 à New York, on lit que les Rangers « passent à travers la défense du Canadien comme s’il n’en avait pas eu ».

L’optimisme de Jules Dugal reste intact : la semaine suivante, bien que son club traîne une terrible fiche de 9-22-3, il déclare que « le Bleu Blanc Rouge participera aux séries de détail ». Pour y arriver, il suffit de terminer parmi les six premières équipes sur sept au total.

Le directeur général s’invite ensuite lui-même dans l’actualité. À la fin du mois de février, la confusion règne. On a prêté (!) le gardien Claude Bourque aux Red Wings de Detroit le temps d’un match, au cours duquel il s’est blessé. Pour le remplacer, Dugal a conclu un échange avec les Black Hawks de Chicago pour acquérir Mike Karakas… alors que la date limite des transactions était passée depuis plusieurs jours. La ligue a dû trancher pour que Karakas puisse disputer les matchs suivants, malgré les protestations des autres clubs.

Au cours des jours suivants, l’arbitre Bill Stewart demande aux autorités du circuit de sévir contre le même Dugal, qui, selon lui, aurait incité ses joueurs à lui « faire son affaire ».

La fin

On égraine comme on peut les derniers matchs de ce long chemin de croix. Le 9 mars, contre les Red Wings, seuls trois défenseurs sont disponibles. Le 14, alors que l’équipe est déjà éliminée d’une place en séries, on présente une formation de 13 joueurs plutôt que 15.

On conclut – enfin ! – la saison de 48 rencontres avec une fiche de 10-33-5. On n’a alors accumulé que 26 % des points de classement possibles. Jamais, ni avant ni après, le CH n’a soutenu un régime aussi faible.

La Presse annonce que la « réorganisation » du club s’amorcera sous peu. On s’attend à ce que le président Ernest Savard réitère sa confiance en Jules Dugal, mais qu’il montre la porte à l’entraîneur Pit Lépine. Les deux sont finalement congédiés.

Le DG est remplacé par Thomas Gorman, et l’entraîneur, par Dick Irvin. Ce dernier deviendra l’un des plus mythiques pilotes de l’histoire de l’équipe, qu’il dirigera pendant 15 saisons.

Des changements importants attendent aussi le groupe de joueurs. La recrue Elmer Lach intègre la formation dès l’automne 1940. Un an plus tard, c’est au tour d’Émile Bouchard. Une autre année, et Maurice Richard sillonne pour la première fois la glace du Forum. Le gardien Bill Durnan arrive pour sa part en 1943.

C’est finalement l’une des plus grandes dynasties de l’histoire du sport qui s’est mise en place. Celle que connaissent si bien tous les amateurs de hockey de la province et d’ailleurs.

Ce dont on se souvient moins, c’est qu’avant cela, le Canadien avait touché le fond. En 1939-1940, la pire des saisons.