Le Canadien a gagné ce premier match. C’est officiellement l’hystérie depuis quelques jours déjà, depuis cette victoire aux accents de miracle à Toronto. Le club a joué comme rarement cette saison contre les Jets. Puis, boom, une seconde plus tard, une victoire gâchée. Yves et Léa, lendemain de veille, sur fond bleu-blanc-rouge.

C’est notre enfance qui s’en va

Mon plus jeune a 21 ans et il est loin, le temps des bagarres avec ses frères, ou ce que toi et Thomas Hobbes appelez « la guerre de tous contre tous ». Il écoute la partie en buvant une bière amère au nom très subtil avec un dessin d’oiseau sur la canette.

Et en plein milieu du match, tu l’entends dire à un ami, à propos de Sidney Crosby, « c’est un peu notre enfance qui s’en va ».

Il voit la nouvelle garde des super-joueurs monter, marée irrésistible qui va bouffer l’autre génération comme des châteaux de sable : McDavid, MacKinnon, Matthews, tous ces jeunes turcs prodigieux qui viennent pousser en bas du podium les Ovechkin, les Crosby, allez les amis, merci pour les beaux moments, passez-nous les trophées…

« Notre enfance qui s’en va… »

Le coup que ça m’a fait, Léa !

Peut-être l’être humain est-il fondamentalement nostalgique. Quoi qu’on fasse, le passé n’est jamais tout à fait passé, on le chérit, on l’oublie ou on le combat, on le réécrit, mais on vit avec. Que reste-t-il de la littérature, sans nostalgie ?

Donc, pour répondre à ta question : bien évidemment que quand j’étais petit, le Canadien gagnait la Coupe tout le temps. La première que j’ai vue, j’avais 7 ans, c’est celle de 1971 où Henri Richard a compté le but gagnant au septième match contre Chicago. Ma mère m’avait réveillé pour voir la reprise sur la télé en noir et blanc.

La deuxième, je ne l’ai pas vue, je l’ai entendue, on était en « classe verte » et le prof de troisième année avait réveillé tout le monde en criant dans les corridors : « Le Canadien a gagné la Coupe Stanley ! » Je me souviens aussi qu’il y avait des sapins et un chat qui était coincé sous un hangar et beaucoup de gens pleuraient.

Après, ce fut la séquence glorieuse… 76, 77, 78, même 79. Moi qui n’aurais jamais manqué un cours, je foxais tous les après-midis de « parade » avec le grand Chaput, Patrice, Stéphane…

Pendant presque tout mon secondaire, il y avait une Coupe au printemps à célébrer. Veux, veux pas, tu intériorises une sorte de normalité. Un droit acquis. On en était presque blasés ! Puis c’est revenu en 1986. Et en 1993. Et je me souviens d’un article de Joe Lapointe dans le New York Times qui disait que jamais le Canadien n’avait passé plus de sept ans sans gagner la Coupe.

Chaque nouvelle série est un retour aux sources de cette joie, une joie en pyjama avec les yeux qui piquent, une joie qui ne connaît pas les salaires des joueurs ni tous les coups bas qui peuvent se donner dans la vie comme sur la glace. On est super fier d’une victoire à laquelle on n’a pas du tout contribué, mais qui nous appartient pourtant, on la sent dans son ventre. Ou super déçu comme si on avait subi une trahison, une injustice historique.

Alors, Léa, quand je me laisse aller aux réjouissances de la victoire du Club (mes fils ne disent jamais le Canadien, ils disent le Club), je touche un peu à cette vibration du fond de l’enfance.

Et chaque fois que ça finit avec un coup aussi sale, une agression préméditée, avec un jeune homme inconscient, la face sur la glace, un jeune homme qui pourrait être mon fils, bientôt le tien, mon enfance s’en va encore plus loin…

Effouérer les oiseaux

Il avait le cou cassé, Yves. Enfin, je pense. J’ai beau être urbaine, je ne suis pas pigeonologue. Je ne saurais pas non plus ressusciter un écureuil. La fille qui promenait ses deux chiens m’a tendu un sac à crottes vide, je n’avais rien d’autre pour prendre le pauvre animal agonisant et le tasser du milieu de la route. Une petite rue, peu passante.

La fille et moi étions d’accord sur deux choses : on ne savait pas quoi faire et on préférait le voir mourir dans une platebande pleine de fleurs que se faire écrapoutir sur du bitume. Ça, c’est ce que, nous, on voyait. Mais tout le monde n’était pas d’accord, Yves. Le vieux monsieur à sa fenêtre du deuxième nous criait qu’il fallait « qu’on le laisse se faire écraser par un char ! »

Il le répétait sans cesse, comme une Roxane au balcon n’est pas satisfaite des mots que Cyrano lui brode. Hé, ho, Roxane, si t’es pas contente, t’as qu’à descendre, toi, placer stratégiquement un oiseau pour qu’il se fasse aplatir ! Berk. Un autre monsieur qui passait là nous a dit qu’il s’en allait à la banque, mais nous conseillait de prendre le seau de chantier qui traînait et de noyer la bête. Ouais, c’était pas dans mon plan matinal, ça non plus, d’arrêter mon vélo, de consulter ma liste de choses à faire et de cocher « noyer un oiseau ».

Nope. Je ne noie pas les oiseaux. S’ils aimaient l’eau, ça se saurait, ils ne voleraient pas dans le ciel. Je me demande ce que ton voisin ornithologue qui aime les Oilers aurait fait. Des nouvelles de mon voisin prèf, d’ailleurs, il est venu dans ma cour, hier. Mon fils du milieu le gardait pendant que ses parents journalistes écrivaient des choses sérieuses. Je dirais que ça s’est bien passé. Y avait pas de danger, le petit avait gardé son casque. Faut dire que juste avant, il faisait de la « crottinette ».

C’est donc casque jaune sur la tête qu’il lançait des cailloux avec mon fils dans un grand bac d’eau. La base, quoi. Parlant de se protéger la tête, t’as vu la fin du match d’Evans ou quoi ? Non, mais ça va ? Nous vivons dans un monde violent, Yves. Un monde où on effouère les oiseaux. J’aime pas ça. J’aime d’autant moins ça que la violence nous procure un certain plaisir. Il y a dans le fond un je-ne-sais-quoi de jouissif au fait d’imposer sa force. De taper sur l’autre et d’en sortir vainqueur. Il y a quelque chose de simple là-dedans. Que le plus fort gagne ! Pas de chichi, pas de complexité, pas de nuance. C’est la raison du plus fort, la loi de la jungle, fin.

Ah, comme les Hommes ont longtemps vécu comme ça et comme c’était le bon vieux temps. Le temps où tu pouvais agripper ce que tu voulais par les cheveux, le tuer et le manger. Bah, quoi ? Il n’avait qu’à surveiller ses arrières. Pas juste fixer la rondelle.

Si la raison et l’empathie n’étaient pas venues s’en mêler, si on pouvait être dépourvus complètement de conscience, de jugeote, comme certains dictateurs imbéciles qui persistent à imposer leur loi. Comme si rien d’autre n’existait et qu’on pouvait continuer de penser qu’être violent, c’est être fort. C’était mon sujet de philosophie au bac, d’ailleurs. J’ai fait mes études dans le système français, mon gros examen final en philo comportait cet énoncé : « Un pouvoir qui use de violence est-il un pouvoir fort ? »

La fille aux chiens et moi, on serait d’accord que non.