Ce n’est pas simple. Il n’y a jamais rien de simple pour le Canadien, en fait. Une autre défaite contre les Maple Leafs de Toronto, une deuxième. Les Leafs mènent la série 2-1. Pourtant… Pourtant, Carey Price a été fabuleux, Cole Caufield a créé des flammèches. Yves et Léa doutent. La suite de leur correspondance, sur fond bleu-blanc-rouge.

Go, Habs, go !

Une chance que c’est pas moi qui joue, Yves, parce que je sais jamais à quelle heure commence la game. Hein ? Marc Hervieux est en train de chanter l’hymne national ? Mais il est 19 h 07 ! Ça jouait pas à 19 h 30, cette maudite game ? Quand j’allume la radio parce que le match est à 19 h, les analystes parlent pendant une heure ! Je comprends jamais quand la rondelle tombe.

Mais bref, elle est tombée la rondelle et plus souvent où on ne la voulait pas. On a perdu, mais pas si mal. On ne s’est pas fait humilier. La partie aurait dû commencer plus tard comme je l’attendais, de toute façon on s’est mis à jouer en troisième. Pourquoi bébé Caufield était pas là plus souvent ? Il a douze ans et demi, faites-le jouer tout le temps ! C’est impossible qu’il se fatigue. Il a l’âge où tu peux boire une bouteille de vodka et aller travailler le lendemain. Je parie que ses jambes se souviennent avoir 2 ans, l’âge où tu ne sais plus marcher, mais juste courir. Tu sais pas où tu vas, mais tu y vas vite. Caufield savait où il allait, en tout cas, il voulait.

Sais-tu qui m’énerve ? Matthews. Avec son sourire fendant, il a l’air de tous les méchants dans les films de Disney. Le prince aux cheveux bruns. C’est toujours le mesquin. Une face de Capitaine crochet. Qui gagne une bataille, mais qui la mérite pas parce qu’il est méchant. Je me demande si je veux pas plus qu’il perde la Coupe Stanley qu’on la gagne.

Ça fait quoi de gagner la Coupe, Yves ? Ça fait quoi de regarder le hockey au XXIsiècle quand on a connu le XXe et les équipes qui allaient avec ? Je suis née en 1982. J’ai deux Coupes à mon actif (de fan), mais en 1986, j’étais trop petite et en 1993, j’habitais Paris, alors j’ai tout raté. Moi qui, à l’époque, m’ennuyais déjà de Montréal ; 11 ans, j’avais. J’aurais pu moi aussi péter des vitrines ! En tout cas, j’aurais pu vivre la fierté. L’engouement. Bien sûr, j’aurais tenu tout ça pour acquis, comme on sait si bien faire quand on est enfant. Penser qu’on a plein de temps et que le Canadien gagne des Coupes. Fastoche.

Je vois pas tant de fanions sur les autos, Yves. En vois-tu, toi ? Je sais pas si la ville est hockey. C’est bizarre de vivre tout ça chez soi. Comme tout le reste. Confinés. On est rendus habitués à vivre nos émotions en bulle. Tu penses qu’on deviendra plus pudiques ? Rangés ? Comme les Allemands dans les films. En tout cas, tu sais qui n’est pas pudique ? Les gens qui font du jogging en bedaine. Toi qui es un expert en course, peux-tu chicaner les gens qui courent torse nu ? C’est non. En tout cas en ville. À la campagne, faites bien ce que vous voulez, je pense que le torse peut être nu en campagne, mais en ville, c’est non. Je n’ai jamais de toute ma vie vu un joggeur en me disant, oui, ce monsieur devrait être en chest. Aucune madame non plus, mais c’est plus rare.

Encore ce phénomène de gorille, j’imagine. La poitrine nue en ville, c’est l’équivalent de la musique dehors, personne se dit chouette ! Je pense que même si j’entendais la musique de ma sœur jouée dehors par un voisin, ça me fâcherait. Tu devineras à mes commentaires que je n’ai plus l’âge de Cole Caufield. J’ai l’âge où je trouve mon plaisir dans avoir des torchons propres. Imagine. Peut-être que je pourrais m’en servir pour couvrir les joggeurs.

On rejoue ce soir, Yves. Qu’est-ce qu’on va faire si on perd ? Genre, si bientôt on perd pour toujours ? Pour l’année. Tu penses qu’on doit encore se résigner à ne pas gagner la Coupe ? Mais il me semble que cette ville se souvient de l’avoir gagnée si souvent ! Au moins, il y a le Championnat d’Europe qui commence bientôt, les Montréalais vont sortir leur deuxième nationalité et se mettre à regarder le foot. Si t’en as pas, je te prêterai la mienne. Peut-être que lorsque les lilas faneront, il nous restera la bière. Une bière froide par temps chaud, une terrasse où on aperçoit le coin d’une télé et où je me mets à crier « Allez la France ! » Tu viendras. Parce qu’au fond, comme en 1993, je m’ennuierai de dire « go, Habs, go »…

La vie intense et triste des cigales

Léa,

Si je te dis « 2021 », tu penses automatiquement à « bicentenaire de la mort de Napoléon ». Eh bien moi qui ai quelques contacts dans les cercles naturalistes, je te répondrai que c’est aussi l’année où les cigales américaines sortent au grand jour par milliards après 17 ans sous terre.

Oui, madame, 17 années. Et je vais me plaindre du couvre-feu ?

Imagine vivre sous terre 17 ans et sortir tout visqueux, passer à l’âge adulte une heure plus tard, te reproduire bruyamment et mourir dans la même journée. Gracias a la vida, tu dis ? Tu laisses derrière toi des œufs qui niaiseront à leur tour 17 ans sous terre, et ainsi de suite, dans un cycle infernal qui ressemble aux réinitialisations du Club de hockey Canadien incorporé. Des années dans le noir total… Un immense bizzzz orgiaque… suivi d’une nouvelle hibernation de 17 ans.

Le partisan du Canadien passe tellement d’années dans le noir, Léa, peut-on s’étonner qu’il casse des choses en ville quand le Club se met à gagner ?

Mais on ne nous a pas invités dans le cahier des sports pour causer entomologie.

Parlons plutôt de l’ours « en cavale » qui a terrorisé l’ouest de l’île dimanche. C’était à peine un ourson. Et maigre. Et piteux. Qui a vraiment eu peur ?

Le Club est aussi comme cet ourson, Léa. On crie son nom dans les médias, on fait toutes sortes d’alertes, on énerve les gens. Mais il cherche juste sa mère.

J’aime que tu compares Price à une mère. Une mère de famille monoparentale de 18 enfants, à part ça. N’est-ce pas le meilleur joueur des deux clubs ? Qu’est-ce qu’il peut faire de plus, quand il a fait les lunchs pour tout le monde, coupé trois cordes de bois et que son équipe lui donne 1,3 but par match ?

Ce soir, peut-être qu’ils feront entrer en scène Romanov ? Difficile à dire, si je me fie aux propos cryptés de Dominique Ducharme. Quand les journalistes lui ont demandé l’autre jour pourquoi il ne faisait pas jouer les jeunes davantage, il a répondu que la sélection des joueurs, « c’est comme jouer aux cartes. Si t’as un 10 dans les mains, tu le mets sur la table, un moment donné ça devient un 3, ou ça devient un… roi ».

Tu joues aux cartes, Léa ? J’aimerais que tu m’expliques.

« C’est le fun de savoir ce que tu mets sur la table et que c’est constant, a-t-il ajouté. Tu veux pas avoir de surprise. Tu veux pas que ta carte devienne une carte qui descend en valeur, ou qui monte, on veut juste que nos gars soient constants, qu’ils répètent les bonnes choses, sans être extraordinaires, qu’ils soient eux-mêmes. »

J’en déduis que l’entraîneur Ducharme n’est pas homme à spéculer sur des bitcoins. Moi non plus.

Mais tu ne trouves pas qu’on a une valeur un peu trop constante, pas souvent extraordinaire ? Tu crois qu’on verra un défilé avant la prochaine éclosion de cigales ?