Yves et Léa ont vécu le match, cette victoire qui surprend du Canadien. Cette défaite d’autant plus douloureuse pour les Maple Leafs qu’elle s’est conclue sans leur capitaine, John Tavares, blessé. Un match dramatique, marqué par une bagarre sans nuance. Deuxième partie de leur correspondance, sur fond bleu-blanc-rouge.

Du côté de chez moi

Chère Léa,

D’un côté, « la situation » nous interdit de nous rassembler et nous prive des analyses de mon beau-père. Mais de l’autre, j’aime mieux qu’il se moque de mes prédictions par courriel qu’en personne.

Tu sais ce qu’il aurait dit, en voyant Paul Byron, pourchassé, agenouillé, placer poétiquement cette rondelle dans le filet ? Il aurait parlé d’un but « comme Maurice ». Tout, absolument tout dans le hockey, doit être mesuré à une matrice : Maurice Richard. Le talent. La taille (ici, on peut utiliser Henri Richard, mais là encore, Henri dit le Pocket se définit lui-même par rapport au Rocket). Le courage. L’identité nationale. L’injustice des arbitres. L’art perdu de tirer du revers. La vitesse.

Tout, je te dis.

La violence ? Tu veux parler de cette triste pseudo-bagarre qui a suivi ce beaucoup plus triste accident dont a été victime Tavares ? Il aurait dit que « Maurice faisait seulement se défendre ».

Va donc contredire un gars qui l’a vu jouer en vrai dans le temps qu’il y avait des « sièges debout » pour pas cher au Forum.

Parlant de « côtés », vu qu’on modifie la loi 101, je te propose qu’on en profite pour interdire d’utiliser « du côté de » dans les médias de sport pour cinq ans. C’est quoi, cette manie ? « On devra être prudent du côté des Maple Leafs »… « On a compté le premier but du côté du Canadien »… Qui ça, « on » ? Quel « côté » ? Qui a commencé à parler comme ça ? Un proustien ?

Mais tu sais c’est quoi, le vrai problème ? Ce qui me fait mal en ce moment, du côté de chez moi ?

C’est que cette maudite victoire me replonge dans cette foi irrationnelle. Je combats ces illusions autant que je le peux. Je me parle. Mais y a rien à faire. C’est comme une tare généalogique. Quand t’as trop vu de coupes, quelque chose en toi attend une Coupe.

Et après cette victoire… On dirait que ça se peut, tout d’un coup…

Léa, on n’est pas fier, du côté de chez moi. Je m’aime pas en te l’avouant. C’est comme de vieilles joies d’enfant qui remontent à la surface d’un étang entre les nénuphars amers de la désillusion.

Malgré des statistiques accablantes.

Malgré ma répulsion pour toute forme d’optimisme conditionné. Et des formules comme « c’est une toute nouvelle saison, les séries ».

C’est pas de ma faute : Carey Price était superbe. Josh Anderson joue comme le joueur que cherche ce club depuis 25 ans. Et Byron n’a pas marqué son dernier but. J’ai entendu Bob Hartley à la radio (oui, Léa, je fais ça, j’écoute le 91,9 en cachette et Mario Langlois au 98,5, y a pas juste France Culture, dans la vie), Bob Hartley, donc, a prédit Canadien en sept et Byron comme héros de la série.

Une autre fois, on parlera de Bob Hartley, du côté de notre correspondance, si on a le temps. Je trouve qu’on n’a pas assez célébré l’histoire de ce gars de Hawkesbury qui a gagné tous les championnats, qui est entraîneur en Russie, tout en regardant les matchs du Canadien pour les commenter avec neuf heures de décalage du milieu des steppes, et qui a failli se faire arrêter devant le Kremlin en se stationnant en double devant la place Rouge avec la Coupe Gagarine sur le siège arrière de son char…

J’espère qu’on va bien du côté de chez toi.

P.-S. – Laisse donc ton fils regarder le match au complet, c’est samedi.

Canadien en 4

Le silence. Le silence, Yves. Le silence qui régnait dans l’arène. Pow, coup de genou dans la face et tout s’arrête. Tout. La rivalité. Le chrono du match, notre souffle, tout. Kaput, le jeu vient de mourir. Oh, non, j’avais oublié que l’on vit des années de malheur ces temps-ci, que la pandémie insiste pour que plus rien ne soit jamais pareil. Le sort va s’asseoir sur nous où il veut, quand il veut, nous rappeler notre statut de mortel, de fragile, jusqu’ici. Jusque dans la face de Tavares. Le capitaine, t’imagines ? Aucune gêne, si le drame doit arriver, il arrivera. Et le popcorn devra cesser. Les flonflons de la fête devront se taire.

Le silence est rare, ces jours-ci. Je te le dis parce que je t’écris dans ma cour et j’ai, d’un bord, des bruits d’outils, sûrement du bois de terrasse qui manquait de clous, de l’autre bord, le ronron incessant d’un climatiseur, eh puis, y a l’autre voisine qui s’interroge à voix haute sur ses coussins de chaises. Le silence est nulle part. C’est pour ça que lorsqu’il arrive, il nous fige.

J’avais mal au ventre en regardant Tavares allongé, son visage livide. Le drame. Maudite arène, y a tu moyen de juste vivre du sport ? Mais ça a l’air que c’est ça aussi, le sport. Tu les as vu se battre après, comme des primates ? C’était quoi, ce spectacle désolant ? On aurait dit de la vieille boxe française en savates, ce moment où ils se font aller les poings dans les airs pour se menacer, mais tu ne sais pas trop s’ils vont se battre ou danser. Le cœur n’était pas à la bataille, ça avait l’air d’une vieille convention idiote, une sorte de règle de rack à bicycle.

Déjà que Caufield joue pas, poussez pas votre luck, je suis pas loin d’éteindre la télé. J’ai assez de gars qui se battent pour des raisons douteuses chez moi, venez pas en plus m’en montrer sur la glace.

Parlant d’enfants, tu me demandais s’il fallait leur dire toute la vérité – heureusement que non. Je ne leur dis que la poésie de la vie, ils sont si bons à la vivre, eux qui sont toujours dans le moment présent quand ils n’ont pas la tête devant un écran. Ton petit voisin et ses bas des Oilers m’a l’air charmant, mais je me tiendrais loin de lui, je les connais, les enfants, ils ont la force de nous faire changer d’avis. J’en ai un comme ça, un voisin préféré, je pense que ses parents traînent même à travailler pour ce journal.

Deux journalistes qui font un bébé, qu’est-ce que tu penses qui est arrivé ? Bien sûr, le petit savait parler en sortant du ventre. Alors, moi, je suis pas bête, je m’abreuve à ses paroles, quand est-ce que t’as l’occasion d’entendre comment réfléchit un bout de chou de 2 ans ? Faut qu’il sache parfaitement parler, c’est rare ! Les enfants des voisins sont mes préférés parce qu’ils sont mignons et j’ai pas besoin de m’en occuper. Mais tiens-toi loin du tien, il va te faire prendre pour les Oilers.

Je maintiens mon Canadien en 4, parce qu’en sport, ça ne vaut pas la peine d’être intelligent, ça vaut la peine d’exagérer. On passe notre vie à être raisonnable, à chercher la nuance. Pas ici. Ce soir, je mettrai mon maillot de bain du tricolore, celui qui a un gros logo sur les fesses et j’irai me battre avec ma chaise pliante pour écouter la game à la radio. Si on l’annule, parce que tout peut arriver ces temps-ci, j’écouterai une reprise des Expos contre les Padres. Pour une fois, c’est moi qui ferai du bruit dans ma cour.