Le Canadien n’avait pas dit son dernier mot en finale de la Coupe Stanley. Yves et Léa n’avaient donc pas écrit leurs derniers mots dans cette improbable correspondance qui se poursuit, sur fond bleu-blanc-rouge.

Le caribou forestier

Léa !

Je n’en reviens pas encore. J’ai failli pleurer. Je ne l’espérais même pas. Mais il faut accueillir toutes les victoires sur la mort.

Tu es bien assise ? Moi qui t’écris, je viens de voir un caribou forestier de la Gaspésie. À 1000 mètres d’altitude, juste en contrebas du sommet, sur le grand plateau venteux. Tache blanchâtre dans l’immensité verte.

Son pelage rappelait la chevelure de Dominique Ducharme. Il ruminait quelque chose, comme s’il remaniait des trios dans sa tête en prenant une chiquée de lichen, avant de disparaître dans un maigre sous-bois.

Ces cervidés qui trottinent au-delà des 700 mètres d’altitude dominaient naguère les hauts plateaux des Chic-Chocs. Il y en avait des milliers et des milliers.

Il en reste 40…

« En voie de disparition » : tel est leur statut biologique, Léa.

Quelle chance d’en apercevoir un. Mais quelle tristesse. Ça me rappelle le dernier spectacle de Léo Ferré, quand il a chanté Avec le temps… À peu près en même temps que la dernière Coupe du Club…

Le biologiste Martin-Hugues St-Laurent, en entrevue à Radio-Canada, a dit que tout n’était pas perdu. On met les bébés en enclos cette année, pour les protéger des coyotes et des ours. Peut-être qu’on en introduira, venus d’ailleurs.

Mais tu comprends, à 40… Comme dit le prof St-Laurent, t’en perds deux dans une avalanche, un autre dans un accident d’auto, un autre dans les crocs d’un coyote… 10 % de tes gens ont disparu.

On a beau leur avoir fait un grand parc, ils ont perdu la moitié de leurs forêts par la coupe. C’est ben beau, les enclos, mais sans rien enlever aux vaches, les caribous sont des bêtes trop majestueuses pour finir en pacage, Léa.

Ça me fait penser d’ailleurs aux clubs-écoles des équipes de hockey, qu’on appelait avant des « clubs fermes ». Dans ma tête, ça voulait dire un club fermement impliqué, comme juridiquement engagé, un peu comme on parle de « prison ferme ».

C’est seulement plus tard que j’ai compris qu’il s’agissait d’un anglicisme, venu de « farm club ». Ça évoque pour moi des images de bétail, ce que sont au fond tous ces jeunes joueurs issus des rangs mineurs, qu’on met en pacage dans des ligues de second ordre pour voir si l’on pourra en tirer un bœuf de qualité supérieure.

Toi, tu penses à ton bébé Caufield, qui n’a eu besoin que de quelques matchs en Ligue américaine. Mais pense à l’histoire extraordinaire d’un Jake Evans, repêché au 207rang et arrivé si tardivement dans le Club (il vient d’avoir 25 ans). C’est tout un élevage, ça.

Je termine en te disant qu’à part ce caribou surgi comme un fantôme, mon autre frisson des derniers jours est venu de l’ovation accordée à Yvan Cournoyer, Guy Lafleur et Patrick Roy, avant le match.

Cournoyer, Léa, il était si vite, une fois il a compté et avant qu’ils reviennent de la pause publicitaire, il en avait compté un autre. Je ne te raconte pas de blague.

Lafleur… Lafleur, c’est comme le fleuve, Léa, c’est ben trop grand pour essayer de le résumer, de le capturer en un paragraphe-enclos. Ça déborderait de partout.

Patrick ? Combien de doigts n’auraient jamais touché une bague de la Coupe Stanley sans lui ?

On n’est pas morts, Léa.

La méthode Columbo

Coucou, Yves !

C’est moi, j’étais cachée finalement. Je t’ai fait ce bon vieux coup rusé que l’on fait à nos enfants quand ils ne veulent pas partir du parc et qu’on fait semblant de partir. « Ma-man s’en va… » en mimant des pas exagérés pour bien qu’ils comprennent que l’on s’éloigne.

Mais en fait, j’étais dans un buisson et me revoilà ! Comme Columbo a généralement une dernière question pour mener son enquête… Un détail suprême qu’il a remarqué, le mégot de trop dans le cendrier, l’heure d’arrivée du train qui ne concorde pas…

Juste quand le criminel pense qu’il se fait interroger par un flic incompétent, un pauvre type en imper qui pose des questions futiles en plus de radoter sur sa femme… Paf ! Columbo s’insère avec la question qui fait tourner l’enquête. C’est très maternel comme tactique. Tu crées le lien de confiance en amont, et après, une fois qu’ils ont baissé la garde, tu les pièges. Je le fais tous les jours. Ils ont qu’à pas me dire qu’ils ont brossé leurs dents quand c’est pas vrai !

Je m’en fous, moi, Yves, au bout du compte ! C’est eux qui vont avoir la dentition d’un bouseux du Moyen Âge parce qu’ils me mentaient. Plus tard, ils feront bien ce qu’ils veulent, mais pour l’instant, s’ils pouvaient juste se laver les cheveux et les dents, pas avoir l’air d’orphelins alors que je me fends en quatre à les élever, ça m’arrangerait ! De toute façon, parfois, Yves, j’ai l’impression qu’être une mère, c’est juste être une femme de ménage cokée.

Bon, je sais pas à quel point je suis objective, remarque, je dois commencer dans mon mois à m’approcher des ténèbres. C’est pratique, ma voisine du troisième et moi, au bout de six ans à vivre dans le même immeuble, on a réussi à synchroniser nos cycles. Alors, on pète de la vaisselle en même temps.

On s’est dit que ce qu’il faudrait, c’est racheter l’appartement qui nous sépare. Comme ça, on se fait une grande commune où nos hommes partent ensemble chasser vers l’épicerie et parlent de nos humeurs en fumant la pipe pendant qu’on élève les enfants et quelques chèvres. J’ai pas vérifié les règlements municipaux concernant les chèvres, mais d’après moi, ça passe.

Elle était justement dans ma cour hier soir, la voisine. C’est la mère d’Albert, mon voisin prèf qui s’en va sur 3 ans. Je pense qu’en ce moment, il pose beaucoup trop de questions, alors ça fait des vacances à sa mère quand elle descend dans ma cour. On regardait la partie, mais on faisait surtout papoter. Je suis pas maso non plus ! Je vais pas observer cet ongle d’orteil se faire lentement arracher ! C’est le supplice de la goutte. J’étais lasse comme quand un des petits a une dent qui branle et que j’ai le goût qu’il l’arrache. Perds-la, qu’on en finisse !

Mais en même temps… T’à coup que… Ah là, là, Yves ! Mais c’est que, Columbo te le dirait, parfois, quand l’ennemi pense qu’il s’en sort, un seul moment pivot peut tout changer de l’enquête… Je sais pas, Yves. Je sais pas. Je vais aller demander à Albert, tiens, il pose tellement de questions, si ça se trouve, il a des réponses.