Ce qui ne devait être qu’une petite correspondance d’été entre Yves et Léa est devenu un roman. Mais voilà, ce lundi soir, ce sera peut-être le moment d’écrire le dernier chapitre. Le Canadien est dos au mur, et le Lightning ne montre aucun signe d’essoufflement. Yves et Léa, correspondance sur fond bleu-blanc-rouge.

Le glas

Mon très cher Yves,

Sache que ceci sera peut-être la dernière lettre que je t’écris. Hakim, le fils du forgeron, est venu me chercher… Je sens que le glas de la dernière bataille a sonné. Tu te souviens, au tout début, quand je te parlais du chemin des émotions ? Ce chemin que j’avais eu peine à accepter. Ce refus, au fond, de me sentir vivante. Être vivant est si… troublant. Gênant, presque dégoûtant. Beurk, des émotions.

Comme il est tentant de se garder un bras de distance. De se réfugier dans sa tête ou dans la drogue, quelle qu’elle soit. Moi, je fais le ménage parfois quand j’angoisse. Au lieu de me ronger les ongles, je range en faisant les cent pas comme un père des années 1950 attendrait son bébé. Mais je sais que, maintenant, j’accepte de vivre. J’assume le risque de ressentir.

Et risque, il y a. Qui n’a jamais craint de se noyer dans son propre chagrin ? Dans ce torrent qui menace de nous engloutir comme une coulée de boue meurtrière au Japon ? Qui n’a jamais eu peur de son propre vide, de ce vertige que l’on ressent quand on s’en approche, de toute notre petitesse dans l’immensité ? Tout cela est tellement trop. Trop, mais justement impossible à contenir. Je refuse de passer ma vie à bâtir des barrages. À faire de moi une sorte de castor qui vouerait son existence à barricader tout ce qui menace de sortir.

Comme le dit le poète dans ma chanson préférée, Les dauphins et les licornes, « ce que l’on cache un jour déborde… ». Alors en vain, je me plie. J’accepte le gouffre au complet. Toutes les vagues de toutes les tempêtes, tous les remous de la mer que nous comptons.

J’étais samedi soir à l’OSM pour voir la caravelle de ma sœur se déployer. Tout ce vent qui soufflait maintenant dans ses voiles. On la voyait manier la musique comme une petite fille sur une plage serait heureuse de maîtriser son cerf-volant. Il vole, maman ! Il vole ! Je regardais, de là-haut sur mon balcon, chaque petit être assis dans la salle et je pensais à l’histoire qu’ils étaient. Toute la souffrance que l’on contient, comme des bouteilles qui renferment un message.

Tu penses que l’on va perdre, Yves ? J’ai bien peur que nos soldats se coucheront ce soir. La Coupe sera peut-être enfin à Montréal, pas pour nous, mais nous la verrons.

Et puis, des Coupes Stanley, il y en a tant à gagner. J’ai moi-même réussi à me payer un frigo. Neuf ! T’imagines ? Quand les petits étaient très petits, on n’avait presque jamais d’argent. C’était très angoissant. Maintenant, quand le frigo brise, je peux en racheter un.

C’en est une de mes Coupes Stanley. Bon, bien sûr, j’aimerais que nos gars gagnent la vraie, celle qui brille, mais on a déjà vécu tant de rebondissements, tant de joie et d’histoires grâce à eux. Qu’est-ce que tu veux de plus ? La Coupe ? Assurément. Mais dans la vie, si c’est pas toi qui es assis sur le banc du piano, tu dois te compter heureux d’être dans la salle. Être dans la salle, Yves, c’est déjà tellement beaucoup. Et puis, on a pété les Leafs ou quoi ?

Allez, si je ne te revois pas, bon été, camarade ! Et surtout, merci pour la visite.

Rondelles de foin

Chère Léa,

Je t’écris de Rimouski. Le fleuve est à marée basse, et les blocs erratiques affleurent comme des corps morts éparpillés dans la vase après un carnaval.

Oui, j’ai fui la ville, où une espèce de petit deuil inavouable a pénétré le cœur du partisan. Regarde-le dans la rue : le tonus de son buste a faibli sous le chandail rouge du Club. Il anticipe la peine d’amour en faisant semblant de rien.

Maudit espoir.

Je le savais donc.

Mais comme l’amoureux compulsif qui sait que « ce prochain amour sera pour moi la prochaine défaite », le partisan a foncé dans l’espoir comme on se jette dans une piscine vide en espérant qu’elle se remplisse avant qu’on atteigne le creux.

Ils font les foins ces jours-ci dans le Bas-du-Fleuve, dans les champs ondulés qui se réchauffent entre les plis de grès. J’ai vu, près de Saint-Simon, deux fermiers voisins qui faisaient, exactement en même temps, l’un des balles de foin rondes, l’autre des balles rectangulaires.

Je me suis demandé si l’on pouvait être amis avec des conceptions du monde aussi diamétralement opposées.

Peut-être.

L’un des deux, forcément, a commencé en premier. Mettons que tu fais des balles à angle droit de père en fils. Et tout d’un coup, le gars à côté de chez toi arrive avec une technique circulaire. Tu fais des rectangles. Il fait des rondelles. Et tout le monde peut voir ça en passant. Ça fait jaser, tu devines bien. Sûrement, il y a des opinions là-dessus. Des controverses agricoles. Des gens qui disent : c’était mieux avant, avec les balles rectangulaires. D’autres qui répliquent : il faut embrasser le progrès, c’est mieux avec des rondelles.

Tu me diras : c’est quoi le rapport entre le foin, les rondelles et le hockey ?

J’aime mieux pas répondre. J’ai juste des doutes, de ce temps-ci.

Tu sais ce que j’ai trouvé en faisant le ménage du coffre de ma voiture ? J’hésite à te le dire, parce que je sais que tu ne me croiras pas. J’aurais dû prendre une photo, mais là, je suis à Rimouski, je ne suis pas pour appeler mon fils pour qu’il aille fouiller dans les poubelles, j’espère juste qu’il les sorte après-demain.

J’ai trouvé…

Ris pas, OK ?

J’ai trouvé un sac en plastique de la boutique cadeau de l’oratoire Saint-Joseph. Je te le jure. J’ai mis les pieds là il y a 20 ans par curiosité anthropologique et je n’ai rien acheté. D’où vient ce sac, Léa ? Que contenait-il ?

Un ami, un homme de chiffres en plus, m’a écrit samedi : « Il est 22:31… Qu’est-ce que ça peut vouloir dire ? »

Vingt-deux…

Trente et un…

J’aime mieux ne rien dire, Léa. J’en ai déjà trop dit. Je m’en vais dans le silence des Chic-Chocs avec des jumelles et des bottes de marche. Si la victoire est de retour, je sais que son écho me parviendra et je t’enverrai ma prochaine lettre par pigeon voyageur.

Mais si c’est la fin de la route pour le Club, permets-moi quand même de dire qu’elle a été éclatante de beauté comme les champs de moutarde de Kamouraska, nous qui pensions ne pas dépasser Sainte-Julie.

Lâche pas le jogging.

À bientôt.