Yves et Léa ont commencé leur correspondance, sur fond bleu-blanc-rouge, avec insouciance. Un peu sur un coup de tête. Une folie passagère dans un été pandémique. Les voici maintenant rendus à leur 18e chapitre. On a vécu avec eux les hauts et les bas émotionnels d’un parcours du Canadien qui défie tous les pronostics. Donc, pour un dernier tour, voici Yves et Léa.

Ça a pas si mal été

Cher Yves,

La poussière est retombée depuis cette nuit d’ivresse. Le 24 juin 2021 qui restera sûrement dans les annales comme « la victoire de la Saint-Jean ». C’était beau à voir. Presque surréaliste. Mon quartier qui, à peine quelques mois plus tôt, avait été sec comme un arbre de Tchernobyl. Gris, froid, figé par la pandémie et le printemps long et glacial qui allait avec.

Souviens-toi de mai 2020. Cette saison qui en temps normal est la promesse des fleurs. Ce mois de mai où je célèbre mon anniversaire de mariage et tout ce qui bourgeonne. Mai est le présage de juillet. Mais l’an passé, même le mois de mai mourait en bouton. Rien ne voulait être gai. Tout prenait des airs inquiétants, incertains, même les tablettes de l’épicerie, sorte de corne d’abondance, ne pouvaient plus être tenues pour acquises. Je mesure 5 pieds 2, Yves, si tout le monde achète ce qui est à sa portée et qu’il ne demeure que les tablettes en hauteur, je meurs de faim ! Ou je demande à quelqu’un, mais c’est pas ça le point.

Tu te souviens quand tout le monde écrivait « ça va bien aller » ? À l’Halloween, je l’avais même écrit en faux sang dans ma fenêtre, avec les arcs-en-ciel rouges et dégoulinants qui venaient avec. J’entendais les passants rigoler, comprendre l’ironie… Ce « ça va bien aller », il avait fini par nous taper sur les nerfs, même si au fond, il était souvent pour les enfants. C’est eux qui dessinaient dans les fenêtres. C’est eux aussi qui savent s’amuser dans les tempêtes. Si tu penses que pendant le verglas de 1998, je riais pas avec ma sœur de devoir dormir avec une tuque. Pendant que mes parents se demandaient s’ils allaient devoir se battre à mains nues contre un voisin pour une génératrice. L’insouciance. Si ça se trouve, c’est ce fond-là qui nous fait survivre.

Tu pensais, toi, que lorsqu’on répétait « ça va bien aller », ce qu’on voulait dire c’était : l’an prochain, les scientifiques auront trouvé des vaccins et avec deux doses de l’antidote dans le bras tu regarderas le Canadien de Montréal se qualifier pour la finale de la Coupe Stanley un soir de Saint-Jean sous une pleine lune rousse ? Le scénariste y va un peu fort, non ?

Mon mari dit que selon la prémisse de tous les films qu’on a regardés dans les années 1990, le David l’emporte toujours contre le Goliath. Je maintiens que pour ça, il faudrait qu’on ait un chien ou un singe dans notre équipe. Ou que l’on soit l’équipe de bobsleigh de la Jamaïque.

Mais à ce stade-ci, Yves, alors que nous maintenons cette correspondance depuis quatre fois plus longtemps que ce que l’on avait estimé et que nous avons vu Lehkonen marquer un but victorieux pour éliminer Vegas et faire retentir Gens du pays au Centre Bell, notre équipe qui ne devait pas se qualifier pour les séries peut bien battre les champions en titre.

À la fin, c’est généralement le gars gentil qui remporte la fille. Je l’ai vu au cinéma, et ces temps-ci, les années 1990 sont à la mode. On peut bien revivre dans leurs films et reprendre la Coupe qui allait avec.

L’improbable Carey Price

Léa,

As-tu remarqué les yeux de Carey Price ?

On a beaucoup écrit sur le feu et la rage de vaincre dans les yeux de Maurice Richard – un autre qui n’était pas un parleur.

Ceux de Price, profonds et noirs comme les grandes rivières du Nord, racontent une autre histoire complètement. Ou plutôt, ils se taisent différemment.

Un jour, un de nos boss a eu l’idée de nous envoyer couvrir un truc qui serait un « contre-emploi ». Je ne me souviens même plus sur quoi j’avais écrit. Probablement l’essai routier d’un char sport ou le salon de la décoration intérieure.

Mais je me souviens que Marie-Claude Lortie était allée couvrir un match du Canadien. Après l’entraînement du matin, elle se retrouve donc dans le vestiaire du Canadien avec les boys. Or, selon un usage bien établi dans la confrérie journalistique, on ne va pas poser de question au gardien de but les jours de match. Question de bulle, apparemment.

Comme c’était un contre-emploi, Marie-Claude n’en avait aucune idée. Mais voyant que la plus grande vedette du Club était inexplicablement délaissée par les journalistes, elle est allée le voir.

« Scuse, Carey, je connais pas trop le hockey, mais je cours le demi-marathon de Montréal bientôt… quels conseils donnerais-tu aux gens qui vont participer ? »

On a pu voir voler en éclats la bulle du gardien… Quelles seraient les conséquences catastrophiques ? Déjà que Carey ne démontre pas beaucoup d’intérêt pour les journalistes…

Il a été super gentil. Et très intense.

Il faut profiter du moment présent, lui a-t-il dit tranquillement. Profiter de l’endroit où l’on se trouve.

« Moi, en tout cas, c’est comme ça que je pense. »

Et d’ajouter après un silence :

« Parce que je ne suis pas censé être ici.

– … »

Quand on grandit dans une réserve indienne à 800 km au nord de Vancouver, avec aucun aréna à moins de 300 km à la ronde, c’est pas donné en effet de devenir joueur de hockey professionnel, encore moins meilleur gardien de but au monde.

Sa mère, Lynda Price, vient d’être réélue cheffe de cette communauté de la nation Ulkatcho. Sa grand-mère a vécu dans un pensionnat autochtone. Elle lui a montré comment on fait sécher le saumon, pour le conserver.

Et Carey Price de conclure : « J’ai été vraiment chanceux. » Son père Jerry, qui n’est pas autochtone, a voulu vivre à Anahim Lake quand sa femme a décidé d’y retourner. Il conduisait Carey aller-retour aux parties (un trajet total de 600 km), après qu’il eut joué sur la rivière gelée jusqu’à l’âge de 9 ans. Parfois il pouvait se rendre en hydravion, que son père pilotait. Mais la « chance » n’est qu’un bout de l’équation. L’autre bout, c’est les heures d’entraînement, c’est le travail.

Carey Price est très discret sur les réseaux sociaux, comme dans les entrevues, avant ou après les matchs. Mais quand il « poste » des trucs sur le racisme, ce sont des mots qui sonnent vrai.

« Ma grand-mère a vécu les injustices sociales, en tant qu’enfant dans un pensionnat autochtone ; j’ai appris très jeune que ces actes étaient intolérables. Le mauvais traitement et le déplacement des peuples des Premières Nations en Amérique et au Canada ont eu des échos de pauvreté et de toxicomanie sur des générations. Ces choses doivent être connues.

« Soyez fiers de votre héritage et ne soyez pas découragés devant l’improbable. »

Qu’est-ce que tu veux que je te dise de plus, Léa ?

Tu l’as vu, l’improbable, tu le vois encore, il se dresse devant nous ce soir.

Ne nous laissons pas décourager.

Je connais un gars qui n’a pas peur du tout.