Que se passe-t-il ? Mais que se passe-t-il donc au juste ? Les partisans du Canadien avaient perdu l’habitude de penser hockey à l’approche de l’été. Après toutes ces saisons où la première journée chaude marquait la disparition du hockey, voici le tout-Montréal en short et en maillot tricolore. Yves et Léa poursuivent leur correspondance, sur fond bleu-blanc-rouge.

Le nez

Léa, Léa, Léa…

C’est trop d’absurdités. Tes petits-enfants ne te croiront pas quand tu leur raconteras ce printemps.

Commençons par la fin. La scène finale. Une scène semi-clownesque où l’on aperçoit Corey Perry, le nez encore rouge de sang barbouillé, un nez qui semble tenir avec du tape de hockey. Il est tout sourire, l’air vaguement groggy, il sort de l’infirmerie pour aller féliciter les copains après la victoire.

Tu te rends compte ? Son nez a failli s’enfuir, et les arbitres n’ont rien fait. Ça me rappelle le roman de Gogol, où un type se réveille sans son nez.

Il s’en va en ville pour le chercher. Et qu’aperçoit-il ? Son nez ! Il est vêtu d’habits luxueux et porte un chapeau splendide orné de fils d’or. Le type l’interpelle : euh… vous êtes mon nez ! Le nez le regarde avec mépris et disparaît au milieu de la foule. Le gars ne sait pas quoi faire, tu comprends. Il pense aller à la police… Mais le prendra-t-on au sérieux ? Il décide d’aller mettre une petite annonce dans le journal, pour offrir une récompense à quiconque lui permettrait de retrouver son nez. Le préposé refuse net : « Vous comprenez, si chacun se met à déclarer que son nez a pris la clef des champs… On reproche déjà aux journaux d’imprimer tant de sornettes… »

Et puis, tu ne devineras jamais qui j’ai rencontré dans la file devant la boulangerie Automne samedi matin.

Mon beau-père lui-même ! Je ne te raconte pas de blagues, je te le jure sur la tête du président de la FPJQ. Il était là avec son chapeau de paille de chez Henri Henri – il n’est pas peu fier de le glisser dans la conversation. Tu sais sans doute que cette vieille maison montréalaise a pour ainsi dire inventé le « tour du chapeau » : elle remettait gracieusement un chapeau aux joueurs ayant compté trois buts ou plus « même pour les joueurs des équipes adverses ».

J’étais très étonné de l’apercevoir dans la file, mais plus étonné encore qu’il ne me parle pas immédiatement du match… J’ai compris pourquoi quelques minutes plus tard : il s’est endormi au milieu de la deuxième.

Fleury, qu’est-ce qui est arrivé exactement, il a jonglé avec la rondelle ? m’a-t-il demandé, vaguement gêné.

Ben oui, voir que je vais me mettre à mimer le jeu de Fleury dans la file d’attente…

Je lui ai suggéré de prendre un pain Beaubien et un Jack multigrain, en mémoire de Jack Laviolette, premier capitaine du Club. Il allait choisir la tarte salée aux brocolis, mais je l’ai dirigé habilement vers la « lardons champignons », nettement supérieure, en essayant de le convaincre que ça ne s’appelle pas une « guiche ».

Je veillerai personnellement à ce qu’il veille jusqu’à la fin du match dimanche soir.

Sinon, Léa, on a franchi une nouvelle étape dans l’enthousiasme collectif, avec cette victoire inouïe.

On agglutine de plus en plus de gens autour de l’équipe. Les curieux se pointent. La joie se répand comme le variant Delta. L’opportunisme de la bonne humeur est partout. Des gens qui ne connaissent pas deux joueurs font des exercices de phonétique finlandaise. Demandent si l’on dit cô-fiiild, ou cofffild. Déplorent l’arbitrage des séries. S’enquièrent de la santé de Dominique Ducharme, dont ils ignoraient l’existence hier encore.

Et moi, Léa, je trouve ça beau.

Les Perséides

Le fond d’écran de mon ordinateur, c’est la photo de ma fille. Pas la plus belle des photos, juste un selfie qu’elle a fait par erreur quand elle avait 2 ans. Les enfants sont des experts en selfie. Bien mieux que les Kardashian. Tous les parents des tout-petits le vivent. Ton cell devient tapissé de photos prises par un enfant qui ne comprend pas qu’il en prend. Donc les trois quarts de son front, si t’es chanceux ? Deux cent soixante photos de ses grosses bajoues en contre-plongée ? Les enfants sont mes humains préférés. Si j’avais pu, j’en aurais eu 20, mais je sais que mon chiffre magique, c’était trois. Très important d’écouter ton chiffre magique. Même si c’est zéro.

Sur Twitter, j’ai dit que si on gagnait la Coupe, j’en ferais un quatrième… Je sais pas si tu remarques, Yves, mais je dis beaucoup de choses sur Twitter. Parce que j’aime ça. Mais parfois, je dois faire gaffe, par exemple, quand y a des cons. Et y a beaucoup de cons.

Faut particulièrement que je fasse attention dans ces bouts du mois où je traverse les ténèbres. Quand la femelle est retranchée, fragile, qu’elle aboie pour se protéger, pour ne pas qu’on l’approche. Ces moments où quoi que mon mari me dise, je réponds : « Oui, ben, c’est ça, ça doit être parce que je suis conne ! » Je dois être vigilante quand c’est comme ça, pour ne pas bondir sur quelqu’un qui ne le mériterait pas. Mais tu sais sur qui j’aurais bondi à la dernière game et qui le méritait ? Les arbitres.

Bon, je sais que c’est pas l’objectivité qui m’étouffe quand je regarde le hockey, mais y a des limites ! Même moi, quand mes gars se battent et que je défends naturellement le plus petit, parce que, c’est comme ça, si le plus grand saigne, je suis pas débile, j’envoie le p’tit en punition !

Mais là, Perry est parti se raccommoder le bout du nez avec du beau petit fil doré tout seul ! Ce qui m’amène à te donner des nouvelles de mon voisin pref, Albert. Il était dans ma cour l’autre fois, il chantait à tue-tête « Il était un petit homme ! Pirouette ! Cacahouète ! », alors on s’est tous mis à chanter avec lui en chœur. Il avait cet air qu’ont les enfants quand ils sont à moitié surpris que tu connaisses un truc de leur garderie et en même temps convaincus qu’ils t’apprennent quelque chose. Comme la fois où mon fils était sidéré que je devine que la petite fille de la pièce des sixième année qu’il était en train de me raconter s’appelait Cosette… Ouais, c’est ça, c’est parce que Victor Hugo n’a pas écrit Les misérables pour ton école, mon amour.

Qu’est-ce qui se passe, Yves ? Tu comprends quelque chose à ce que l’on vit ?

J’ai l’impression ces temps-ci de regarder le hockey comme on regarde les perséides. Émerveillée et en même temps envahie par trop de mystère.

Qui aurait pu prédire ce que l’on a vécu jusqu’à maintenant ? Qui peut voir venir tous ces rebondissements ? Le coach qui a la COVID-19, le but de Caufield en échappée, la bourde de Fleury, qui visitait tranquillos Montréal au lieu de garder son but… Et puis, vaincre. Vaincre au dernier souffle alors que tout était brouillon, que l’ennemi avait quatre fois plus de tirs que nous, que les arbitres nous soufflaient dessus comme un mauvais vent dans la tempête… Qu’est-ce que tu veux que je fasse avec ça ? J’ai pas bien le choix, vais juste me coucher ici et continuer de regarder les perséides.