Le Canadien de Montréal a gagné. Les Maple Leafs de Toronto ont perdu. Un peu un retour à la normalité, écrivait Alexandre Pratt à chaud après le sifflet final. Ce septième match fera place à un autre premier match, contre les Jets de Winnipeg. Les joueurs ont souffert, mais ça recommence. Déjà. Yves et Léa, la suite, sur fond bleu-blanc-rouge.

Le squelette de Gallagher

Léa,

Comment peut-on s’intéresser au hockey quand le monde brûle ? Ce qui revient à poser la question de Louise Forestier : pourquoi chanter quand il y a tant à faire ?

Ce à quoi je réponds : pour des soirs comme lundi. Tout d’un coup, c’est le vieux rêve de Drapeau : une île, une ville. Toutes les sortes de Montréal vibrent en même temps, à la même joie intense et fugace. Et même si ce n’est pas totalement vrai, c’est beau à voir quand même.

(Pour ce qui est de la chanson, pour les mêmes raisons de promotion de l’harmonie et de la paix sociale, il est préférable que je m’abstienne.)

Cette victoire insensée remplit deux de mes objectifs annuels des séries d’un seul coup : voir gagner le Canadien et voir perdre Toronto. Eh oui, c’est un peu mesquin, j’en conviens, ça manque de bienveillance et je travaille là-dessus. Mon fils et un ami me refilent leurs podcasts de méditation, mais j’aime encore mieux la course à pied.

Je sais aussi que ton cœur de mère a saigné en voyant le pauvre gardien des Leafs pleurer et dire qu’il a accordé le « pire but de [sa] vie ». Ça faisait peine à voir.

C’est terrible, le métier de mère de gardien de but, Léa. Elles ne sont jamais assises avec les autres parents, qui s’agglutinent près du filet adverse pour voir leurs enfants scorer. On les voit seules, à l’autre bout de l’aréna de Napierville, sur des bancs froids, derrière le but du gardien. Ou de la gardienne. Chaque but est une petite blessure qui appelle une consolation discrète. Elles savent, ces mères, que les autres parents oublient les beaux arrêts, mais gardent le souvenir amer des rondelles « faciles à arrêter » qui sont devenues le but de la défaite. Mieux vaut qu’elles soient loin pour ne pas entendre ce qui se chuchote parfois.

C’est peut-être le métier le plus dur du hockey, mère de gardien de but. À part bien sûr « os de Gallagher ». Ça, c’est la job que tu ne veux pas avoir.

Imagine la réunion d’avant-match des 210 os de Brendan Gallagher. Ils essaient de se donner du courage. Mais ils savent que, gagne ou perd, au moins l’un d’eux ne reviendra pas de cette partie. La troisième phalange regarde la malléole sans rien dire. L’os du nez dit tout bas « pas encore moi… » Le radius se demande pourquoi il a coupé ses gants. S’il donne son corps à la science, bonne chance pour recoller tous les morceaux.

En attendant, il donne son corps à l’équipe, enfin il le loue à bon prix, mais ils ne sont pas nombreux à se martyriser avec autant de constance.

Tout ça pour dire que je me sens comme repu après les hors-d’œuvre, Léa. C’est comme une mini-Coupe Stanley qu’on vient d’avoir. Agrémentée du plaisir coupable mais sincère de voir Toronto révolté contre son équipe.

Comme on n’a aucune chance de remporter la grosse, cette petite coupe me satisfait amplement. On peut arrêter les séries ici.

Quoi ? Tu dis qu’on a peut-être une chance ? ? ?

Aimer sans relâche

Mon cher Yves,

Je n’ai plus de mots. Je suis bouche bée. Je ne comprends pas ce qui arrive. Au départ, j’avais dit Canadien en six. Puis, parce qu’exagérer est mon métier, je m’étais ravisée et avais ajouté : non, Canadien en quatre. Mais maintenant que j’y pense, le plus exagéré des scénarios, c’est ce qu’on a vécu. Canadien en sept. On se souvient que je ne cherche pas à avoir raison, je cherche à avoir du fun. Et aimer par-dessus la tête, c’est le fun. Je préfère être déraisonnable. Bon, je roule à 100 dans la voie du milieu, je me couche à 21 h et je bois rarement de l’alcool en semaine. Mais j’aime. Je mets tous mes œufs dans le même panier. Pas de demi-mesure. Je cherche la bonne case du jeu, ma préférée, et une fois que je l’ai trouvée, je place tous mes pions dessus et je spinne la roulette. Parfois, je perds. Mais parfois, aussi, je gagne.

Le bonheur de gagner est plus profond que la souffrance de perdre. C’est pour ça que je continue à jouer. À vivre comme ça. Comme une passionnée. J’ai pas toujours été cette fille, comme je t’ai déjà expliqué, j’avais peur. De mes émotions. Du langage qui venait avec. Et puis, un jour, elles sont devenues ma drogue. À force de les observer, j’ai fini par les apprivoiser. Les connaître. Comme mes bébés.

Que reste-t-il à dire sur ce que nous avons vécu ? Un miracle ? Les fantômes du stade ? J’en suis même venue à avoir mal pour les autres. Les Bleus. Nous, on le savait que le chandail bleu portait malheur. On ne leur a pas dit, on a droit à nos stratégies, quand même. Quand t’étais petit, est-ce que le Canadien gagnait toujours la Coupe ? Lundi, j’ai dérogé au sacro-saint code du dodo et j’ai laissé mon fils de 9 ans regarder jusqu’à la fin. Non, mais quand même, Yves, pour une fois que le bout de l’Histoire qu’il vit, c’est pas que son enfance est traversée par une pandémie. Faut bien que je le laisse vivre les évènements qui n’arrivent que quelques fois par siècle. Il était content. Faut dire qu’il avait plaidé sa cause.

C’est mon plus facile, celui-là. Enfin, en apparence. Il est débrouillard depuis toujours. Un matin, à 2 ans, il était sorti de sa chambre pendant que je m’occupais de son grand frère, il s’était tout habillé. De la tête aux pieds. « Heu… Tu fais quoi ? Tu nous quittes ? Tu veux partir en appartement ? » Il a toujours été comme ça. Il s’occupe de lui et des autres. Je sais pas trop ce que j’en ferai. C’est grâce à lui que je me suis mise à regarder le hockey. Cet hiver, un voisin avait fait dans une ruelle une petite patinoire. Mon gars y a passé six mois. Il revenait de l’école, me balançait son sac et repartait, patins sur l’épaule. Je l’ai vu tous les soirs revenir pour souper, les joues rougies par le froid et le bonheur. C’est grâce à lui que j’en suis là à t’écrire. Quand je te disais que ça vaut la peine d’aimer sans relâche, les enfants en sont la plus belle preuve.

P. S. On a pété les Leafs ou quoi ?