Yves Boisvert aime le hockey. Léa Stréliski aime le hockey. Qui aime le hockey aime les séries, et qui aime les séries suivra avec assiduité le parcours du Canadien de Montréal. Il n’en fallait pas plus pour que Yves et Léa décident de se lancer dans cette correspondance sur fond bleu-blanc-rouge. Voici leur premier envoi. La suite samedi.

Faut-il dire la vérité aux enfants ?

Léa,

Chaque pandémie, c’est la même chose. On ne voit pas les voisins de l’hiver, puis tout d’un coup, on les retrouve et on apprend plein de nouvelles.

Mon voisin prend pour Edmonton ! Comment j’ai su ?

En ouvrant la porte l’autre matin, j’avais trouvé un oiseau étendu sur le balcon. Il s’était cogné sur une fenêtre. Je l’ai laissé là en me disant : peut-être il s’est juste assommé un peu ? Peut-être qu’il n’est pas mort ?

L’après-midi, il était encore là. Je n’y ai pas touché non plus. Je me suis dit : s’il est mort, peut-être qu’un autre animal viendra le chercher, c’est la loi de la nature, c’est mieux qu’ils règlent ça entre eux, non ?

Il était encore là le lendemain.

C’est là que mon voisin Émile est arrivé avec ses culottes courtes et ses bas des Oilers. « Yves ! Y a un oiseau mort ! »

Ouais, je sais Émile, et je ne suis pas fier. Il est arrivé la même chose l’an dernier et je n’ai pas encore acheté de collant en forme d’oiseau de proie pour mettre dans la fenêtre, pour les faire virer de bord.

On s’est penchés pour le ramasser. On pouvait voir les milliers de minuscules plumes duveteuses qui flottaient dans le vent. Même mort, ça veut voler, on dirait. On a regardé la tache jaune soleil qu’il avait entre le bec et l’œil et cette bavette blanche : pas de doute, c’était un bruant à gorge blanche.

J’ai pensé le jeter. Mais j’ai vu dans le regard d’Émile qu’il n’était pas vraiment d’accord. « Ce serait mieux de l’enterrer, hein ? », j’ai dit. Il a posé une fleur mauve dessus, une scille de Sibérie d’après « mes recherches ».

Toujours est-il qu’on a parlé des animaux les plus dangereux. Lui disait le requin, mais juste s’il n’y a plus de mégalodons – parce que peut-être qu’il en reste quelque part au fond des mers, on sait pas. J’ai pensé hippopotames. Mais en fait, comme tu sais, c’est le moustique qui tue le plus de gens, plus encore que l’être humain lui-même.

« Heureusement, ici on a juste des maringouins. »

Et c’est là que je me suis mis à expliquer que le danger, c’était pas l’insecte, c’était la maladie, et à mesure que j’expliquais, je me disais : faut-il vraiment dire toute la vérité aux enfants ?

Je te pose la question, toi qui en élèves en grande quantité, parce que j’ai parfois l’impression que les analyses de hockey ici sont encore trop teintées des souvenirs d’enfance. Comme une histoire rassurante qu’on veut se faire raconter encore, tant qu’elle ne finit pas bien. Et encore. On remet ça. Y a quelque chose chez l’amateur du Canadien qui veut y croire contre toute raison. Si on a vécu la Coupe, il faut se faire violence pour dire franchement : on n’a aucune chance.

Alors on dit des choses comme « Carey sera reposé ». Hé ! Il n’a pas joué depuis un mois et demi. Ou « l’équipe comporte plusieurs gars qui ont gagné la Coupe, ils savent comment gagner ». Si c’était vrai, il suffirait de garder le même club pour gagner sans arrêt, non ? Ou mieux : « la pression est sur Toronto ». Le talent aussi ! Chaque fois que je regarde les Maple Leafs, il m’arrive de me dire : ah oui, ils ont aussi Tavares…

On a presque la pire équipe qualifiée, sur papier et sur la glace, Léa. Je te prédis Toronto 4, Canadien 0. Carrément.

Mon voisin Émile, à 7 ans, il a compris ça depuis un bout, il vote avec ses bas.

Yves Boisvert

Missive à Yves

Cher Yves,

Jeudi, enfin. Certains diront que ça n’est que du hockey, mais cette année, ça n’est pas que du hockey. Cette année, c’est une bouffée de fraîcheur, une bulle d’air, un dernier bout de normalité dans un quotidien plus que chamboulé. Du pain et des jeux ? Certes.

Les plus cyniques diront que c’est déprimant que l’on n’ait que ça, je maintiens que l’on se raccroche à ce que l’on peut. Et cette année, la voix d’un commentateur sportif qui suit la rondelle, ça me raccroche aux anciens, ça me raccroche aux traditions, à notre histoire. Ça nous rappelle que cette ville en a vu d’autres.

« Tu regardes le hockey, Léa ? » Je regarde la vie, je regarde surtout la vie. Je regarde les gens se laisser troubler, se concentrer sur ce calendrier de games, je regarde les gens s’émouvoir des nouveaux joueurs, des blessés… Je regarde les gens regarder le hockey. Et parfois je me laisse aussi prendre au jeu. Parfois, je finis par être plus au courant que je le pense. Parfois, les détails rentrent aussi dans ma tête. Ça me fascine. Ça me fascine, à quel point c’est dans nos veines. Ça me fascine, à quel point on ne peut pas dissocier Montréal de son équipe de hockey.

Moi, je n’y arrive pas, en tout cas. On n’a pas grand patrimoine, c’est peut-être la Française en moi qui trouve ça (j’ai la nationalité par mon père), on n’est pas bons pour célébrer ce qu’on a de vieux. De stable. On a tendance à tout raser et recommencer. Comme si on cherchait notre identité, comme si on ne savait pas d’où on vient. Mais pas avec le hockey. Le hockey, c’est encore là. Et ça reste.

Les images de joueurs en noir et blanc d’hier ne sont pas loin d’être les mêmes que celles que l’on voit aujourd’hui. La règle est pas mal simple, soit tu gagnes, soit tu perds, et le fil de l’histoire continue. Alors oui, je regarde le hockey, je regarde le hockey comme j’aime me promener sous les vieux arbres, ça me rassure. Ce qui est plus grand et plus vieux que moi me rassure. J’aime sentir que je fais partie d’un tout, d’un phénomène, j’aime savoir que le hockey nous rassemble, j’aime nos dénominateurs communs.

Quarante-deux ans qu’on n’a pas joué contre les Maple Leafs en séries. Quand tu vis assez longtemps, tu vis ce genre de truc. Les cycles qui reviennent, les modes qui traversent les époques et un jour, un évènement que tu pensais improbable arrive. Un jour, un bébé golden retriever comme Cole Caufield marque en prolongation son premier but dans la ligue et a le culot de le refaire la partie d’après.

Un jour, tu es témoin des miracles. Ça n’arrive pas souvent, mais des belles histoires au hockey, il y en a presque tous les jours. C’est pour ça que je regarde. Les histoires. J’aime celles que j’ai pas besoin d’écrire. Celles dont on est juste témoin. Celles qui s’écrivent sous nos yeux. Il y avait pas de cinéma, pas de théâtre cette année, mais il y avait ça. Ce bout-là des histoires. J’ai hâte de voir celle qui s’écrira ce soir. Moi, en tout cas, je regarderai et je vais dire comme mes ancêtres : Go Habs go.

Léa Stréliski