Ce moment sombre dans l’histoire du Canadien fait mal à Geoff Molson. Après tout, ce premier match sans un seul Québécois en uniforme sera à jamais associé à son règne. C’est sous sa direction qu’aura été appliquée cette gifle envers le hockey de chez nous. Impossible de s’en dissocier. Cela fait désormais partie de son héritage.

Son illustre parent, le sénateur Hartland de Montarville Molson, propriétaire du Canadien durant les années glorieuses, n’aurait sans doute pas toléré pareil dérapage. Il connaissait les raisons liées à la fondation de l’équipe en 1909 : donner une place aux joueurs québécois, les francophones d’abord.

Mais au-delà du malaise qu’il doit ressentir, Geoff Molson doit aussi être soulagé. Cette pitoyable affaire suscite quelques vagues, bien sûr, mais pas de crise majeure. Rien à voir avec la nomination d’un entraîneur unilingue anglophone (Randy Cunneyworth) en 2011.

À l’époque, Geoff Molson n’avait pas prévu les puissants contrecoups de cette décision aberrante sur l’image de marque du Canadien. Le nouvel entraîneur-chef, principal porte-parole du CH, était incapable de s’adresser aux fans dans la langue de la majorité, un phénomène impensable dans tout autre marché. Mais selon le Canadien, cela était acceptable à Montréal. Heureusement, le réveil fut brutal.

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Geoff Molson, propriétaire, président et chef de la direction du Canadien

Cette fois, la catastrophe de relations publiques est évitée. Tant mieux pour le CH, tant pis pour ceux qui croient à l’essor du hockey québécois. Le danger, bien sûr, c’est que Geoff Molson soit désormais tenté de croire que les sensibilités sont moins vives 10 ans après l’affaire Cunneyworth. Et qu’avec le passage du temps, les amateurs finissent par accepter qu’un futur coach ou DG du Canadien soit à peine capable de balbutier « bonjour » en français.

Qui sait, c’est peut-être le cas. Mais ce jour-là, croyez-moi, les portes de la LNH se refermeront très vite sur les Québécois rêvant de hautes responsabilités dans la LNH. Compte tenu de la nature du « boys’ club » du hockey, il faut un coup de pouce pour obtenir sa chance. Si Mathieu Darche devient un jour DG d’une équipe, c’est parce que Julien BriseBois l’aura choisi comme adjoint avec le Lightning de Tampa Bay. Et si BriseBois s’est lui-même retrouvé en Floride, c’est parce que le CH l’a d’abord embauché.

C’est ainsi que tourne la grande roue du hockey professionnel. Claude Julien, Alain Vigneault, Michel Therrien et Guy Boucher ont tous obtenu leur ticket d’entrée grâce au CH. Mais si l’organisation n’assume plus cette responsabilité sociale, elle finira par entrer dans la tête des gens que les experts québécois du hockey sont moins compétents que les autres. Et s’il y a moins de dirigeants québécois dans la LNH, il y aura moins de joueurs québécois. Parce qu’il y aura moins de recruteurs québécois, notamment pour suivre les matchs de la Ligue de hockey junior majeur du Québec.

Ce phénomène pernicieux deviendra inéluctable si Geoff Molson refuse d’assumer un nécessaire leadership. Non, il n’a pas à choisir lui-même les joueurs de l’organisation. Mais il lui incombe de donner une direction à son personnel. Comme n’importe quel président d’entreprise qui, sans tomber dans la microgestion, fournit les orientations à ses responsables des ventes, du marketing, des affaires juridiques…

C’est à Geoff Molson de s’assurer que le Canadien ait comme principe de faire une place aux joueurs d’ici, cela s’inscrit dans son « devoir fiduciaire ». J’utilise à dessein cette expression puisque le Canadien n’est pas une équipe comme les autres. Il est aussi une institution québécoise.

J’entends déjà la réaction des gens non convaincus par mon propos. On me dira que les embauches de Joël Bouchard et de Dominique Ducharme au printemps 2018 démontrent que l’organisation a cette cause à cœur. Je répondrai que la place des francophones et des Québécois chez le Canadien est semblable à celle du français à Montréal : soyons vigilants, sinon la suite sera incertaine.

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Sans surprise, Geoff Molson et Marc Bergevin n’ont pas commenté cette journée sombre dans l’histoire du Canadien. Quand on gère une entreprise dotée d’un si riche passé, certaines premières sont plus gênantes que d’autres.

L’entraîneur-chef par intérim Dominique Ducharme a eu la responsabilité de calmer le jeu devant les médias. « Ce sont les circonstances qui ont mené à ça », a-t-il expliqué, avant d’ajouter : « C’est comme ça. »

Oui, les « circonstances », bien sûr ! J’ai comme l’impression que Ducharme faisait uniquement allusion aux absences de Phillip Danault et de Jonathan Drouin, un facteur évident de l’équation. Mais ces « circonstances » sont plus larges. Elles s’inscrivent dans une suite tristement logique pour le CH. L’organisation lève depuis longtemps, et sans gêne, le nez sur le talent québécois. Mon collègue Alexandre Pratt en fait la démonstration dans cette section.

En octobre dernier, le Canadien n’a choisi aucun Québécois au repêchage. Ce ne fut pas un simple accident de parcours. La direction hockey actuelle ne ressent aucune sensibilité à ce sujet. C’était la suite logique des repêchages antérieurs, où les choix québécois ont été rares.

Et puisque Geoff Molson ne leur en tient pas rigueur, le DG Marc Bergevin et son adjoint Trevor Timmins en font à leur tête. Le CH, ne l’oublions pas, est l’unique acteur dans le sport professionnel à gros budget au Québec. Ce monopole lui fait oublier ses racines.

Le 10 mai 2021 marque une rupture dans l’histoire du Canadien. Et à Dominique Ducharme qui conclut son propos en disant simplement « c’est comme ça », je dirai ceci : si ça continue « comme ça », la place des Québécois diminuera encore chez le CH.

La place des Québécois comme toi, cher Dominique.