Chaque semaine, deux journalistes de la section des sports s’affrontent dans une joute rhétorique parfois sérieuse, souvent moins. Cette semaine, Richard Labbé et Mathias Brunet débattent sur l’avenir de Jesperi Kotkaniemi.

Richard Labbé

C’est une épineuse question, n’est-ce pas Mathias ? D’abord parce qu’aucun d’entre nous, que je sache, ne possède le talent de lire dans les feuilles de thé, une habileté grandement sous-estimée qui nous serait bien utile dans le cas qui nous préoccupe. Et si on avait ce don de prédire l’avenir, vraiment, le gaspillerait-on de cette futile façon, à essayer de savoir où sera Jesperi Kotkaniemi dans cinq ans ? Moi, en tout cas, je passerais plus de temps à scruter les hauts et les bas de la Bourse, mais bon, je m’égare. Alors, Kotkaniemi, disions-nous… Dans cinq ans, il sera exactement là où il est en ce moment : sur un troisième trio. À moins qu’il ne soit échangé aux Sénateurs d’Ottawa ? Là, il pourrait monter sur le premier trio sans problème.

Mathias Brunet

Mon cher Richard, je connais ta fascination légendaire pour Lars Eller. Et j’ai fini par la comprendre, d’ailleurs. Eller a été obtenu des Blues de St. Louis en échange de ton gardien favori à l’époque, Jaroslav Halak. Tu avais maudit cet échange puisqu’on s’était départi de ton chouchou au profit de celui que tu surnommais « le sauveur », celui que tout le monde voyait un peu trop gros, celui qui n’était pas fait pour le marché de Montréal, répétais-tu. Eller t’a permis de garder ce lien sentimental avec ton sympathique petit gardien slovaque. Carey Price est finalement devenu pas pire. Pas facile de lire dans les feuilles de thé, en effet. Mais revenons à nos moutons. Je comprends que tu voies en Kotkaniemi son dauphin. Mais à part leurs cheveux blonds et le fait qu’ils ont vu le jour sur le Vieux Continent, je ne leur trouve aucune ressemblance. À 18 ans, l’âge où Kotkaniemi amassait 34 points dans la LNH avec le Canadien, Eller en obtenait seulement deux en 14 matchs à Frölunda. La marche était tellement haute qu’on l’a prêté à un club de deuxième division. À 20 ans, l’âge actuel de Kotkaniemi, Eller a eu droit à sept matchs à St. Louis. En fait, il a fallu à Eller sept saisons complètes avant de réussir une saison d’au moins 34 points… à la veille de ses 28 ans. Eller a les attributs d’un centre de troisième trio. Fougueux à souhait, rapide, discipliné. Mais il n’a ni la vision de Kotkaniemi, ni son tir et ses habiletés naturelles. En comparant sa courbe de progression avec celle d’autres joueurs de son âge, je peux lire dans les feuilles de thé et te prédire qu’il deviendra un centre offensif dans la LNH…

Richard Labbé

Mais c’est bien le problème avec les prédictions, mon ami : elles ne sont que ça, des prédictions. Aussi, si j’ai bon souvenir, avais-tu prédit de bien belles choses à Sven Andrighetto, un sympathique jeune homme qui est aujourd’hui de retour sur les glaces de son pays natal (ce qui est loin d’être malheureux, me feras-tu remarquer, la Suisse étant un délice pour les yeux et pour les papilles gustatives, à ce qu’on dit). Dans le cas de Kotkaniemi, je suis bien au courant de cette saison de 34 points à un très jeune âge, mais j’ai toujours eu du mal à m’expliquer l’enthousiasme délirant de certains à son sujet, dont toi. En fait, pour que Kotkaniemi devienne un jour le joueur dominant que tu imagines, il lui faudra deux choses. De un, un coup de patin plus décisif (il me paraît toujours en perte d’équilibre) ; de deux, une qualité qui ne se mesure dans aucune feuille de statistiques avancées : du chien. Je le regarde et je ne vois pas ça.

Mathias Brunet

Tu es un petit coquin, tu sais ? Tu as semé le doute dans mon esprit avec Andrighetto, un joueur pour lequel je ne me rappelle pas avoir eu un quelconque entichement. Tu me connais. J’ai cherché dans toutes les archives de La Presse mes commentaires sur Andrighetto. La fois où j’ai été le plus positif à son endroit, je mentionnais qu’il avait impressionné à ses débuts chez les professionnels en obtenant un poste au sein du premier trio… à Hamilton avec Martin St-Pierre et Patrick Holland. Mais bon, on s’égare… Les pertes d’équilibre de Kotkaniemi sont revenues depuis quelques matchs, mais il apprivoise encore un corps en plein développement. Manque de chien ? Tu demanderas au défenseur Robert Hagg, des Flyers de Philadelphie, si Kotkaniemi manque de chien. Notre jeune homme lui a flanqué une volée après que celui-ci eut osé frapper Ryan Poehling par-derrière, le 19 janvier 2020. Tu couvrais ce match à Philadelphie, d’ailleurs. Tu ne t’en souviens pas ? En séries éliminatoires, il a terminé premier chez les attaquants de l’équipe au chapitre des mises en échec, avec 36. Seul le défenseur Ben Chiarot en a obtenu davantage, soit 38. Kotkaniemi a enregistré deux fois plus de mises en échec que Brendan Gallagher et quatre fois plus que Max Domi, pourtant réputé pour sa fougue. Il a aussi terminé en tête des buteurs du club avec quatre buts, sur un pied d’égalité avec Nick Suzuki. Manque de chien ? Tu devras lui trouver d’autres défauts, cher ami…

Richard Labbé

Eh bien non, je ne me souviens pas de cette bagarre de janvier 2020 à Philadelphie, et c’est bien mon problème, d’ailleurs : de manière générale, j’ai tendance à me souvenir seulement des moments significatifs. D’ailleurs, t’ai-je déjà parlé de la fois où je suis tombé sur Paulina Gretzky dans l’ascenseur du Staples Center ? Une charmante jeune femme qui ira loin, tu vas voir… Bon. Je m’égare une fois de plus, mais pas trop quand même : j’ai, justement, du mal à me souvenir de quelque chose de significatif de la part de ton futur membre du Temple de la renommée. Tu me diras que Kotkaniemi n’en est qu’à sa troisième saison (tu le dis souvent, d’ailleurs), mais savais-tu que Wayne, le père de Paulina, avait déjà 405 points à sa fiche après ses trois premières saisons ? Ça, tu vois, c’est un joueur de premier plan. Bien sûr que les joueurs exceptionnels se comptent sur les doigts d’une main dans cette ligue, et là n’est pas notre sujet, mais au mieux, si Kotkaniemi pouvait devenir un excellent joueur de troisième trio, fiable défensivement aussi, ce serait déjà ça. Et puis, toi qui parlais de Lars Eller, tu sais ce qu’il est devenu, Lars Eller ? Un excellent joueur de troisième trio. Et, je te le rappelle, un champion de la Coupe Stanley, qui a marqué le but gagnant lors du match décisif. Tu vois, ça, je m’en souviens. Parce que c’est significatif.

Mathias Brunet

Paulina, l’ascenseur, les points de Wayne, j’avoue que tu me mêles un peu, Richard… mais puisqu’on parle de Lars Eller, j’ai beaucoup d’admiration pour ses réalisations. Il a maximisé son talent et trouvé une bonne niche au sein des Capitals de Washington, un club fort talentueux. Mais comparer Eller à Kotkaniemi, c’est comme comparer Artturi Lehkonen à Max Pacioretty, par exemple. Pas le même talent, pas le même plafond. D’ailleurs, Lehkonen ressemble beaucoup à Eller, ne trouves-tu pas ? Les deux ont atteint un sommet en carrière avec 18 buts, peuvent amasser entre 30 et 35 points par saison, pas trop de mains, mais du cœur à revendre. Personne n’a jamais clamé que Kotkaniemi deviendrait un éventuel membre du Temple de la renommée. Mais j’ai la ferme conviction qu’il deviendra un centre de trio offensif, capable d’amasser entre 65 et 80 points par saison. Tant mieux s’il devient meilleur. En fait, un seul obstacle pourrait se présenter sur sa route, et il a freiné la progression de plusieurs jeunes joueurs du Canadien avant lui. Chris Higgins a marqué 27 buts à 24 ans ; avec 26 buts et 53 points à 23 ans au sein du premier trio du Canadien, Andrei Kostitsyn avait une production semblable à celle de Corey Perry à sa première année complète dans la LNH ; Alex Galchenyuk a marqué 30 buts à 21 ans. Mais la vie nocturne montréalaise a tout fait dérailler… La pandémie les aurait sans doute aidés à l’époque. Kotkaniemi semble être un bon garçon. Du moins, je l’espère. S’il reste sur le droit chemin, tu pourras écrire longtemps sur ses états de grâce… en espérant que tu ne les oublies pas ensuite !