Je vois encore la scène dans la grande salle de l’hôtel Loews-Le Concorde, sur Grande-Allée, cette magnifique rue de Québec. Nous sommes le 25 mai 1995.

À la tribune, Marcel Aubut annonce la vente des Nordiques à une entreprise du Colorado. Après 23 saisons, dont sept dans l’Association mondiale de hockey (AMH), la belle aventure des Bleus est terminée. À un journaliste qui lui demande si un ultime retournement de situation est possible, le président de l’équipe répond en traduisant à sa façon une expression anglaise : « Non. C’est signé, scellé et délivré ».

Je vois encore les visages de mes collègues, les traits crispés, qui entendent les mots d’Aubut en refoulant peine et colère. Ils doivent conserver une attitude professionnelle malgré l’immense coup au cœur provoqué par cette nouvelle. De la partisanerie ? Pas du tout.

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Des partisans assistent au dernier match des Nordiques au Colisée contre les Rangers de New York, le 14 mai 1995

Il faut avoir vécu dans ses tripes l’histoire du hockey à Québec pour comprendre la signification des Nordiques dans le tissu social de la ville. Pour saisir qu’au-delà d’un simple club de hockey, ils étaient un symbole d’audace, de résilience et de victoire de l’impossible. Pour réaliser qu’ils permettaient de lutter d’égal à égal avec Montréal, cette métropole qui, à tort ou à raison, semblait si souvent nous regarder de haut.

Oui, il faut déchiffrer tout cela pour prendre conscience de la blessure profonde causée par le départ des Fleurdelysés. En 1972, leur arrivée dans le hockey professionnel majeur, au sein d’un nouveau circuit souhaitant concurrencer la LNH, a été un immense évènement.

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Photo d’équipe de la première édition des Nordiques de Québec dans la LNH, en octobre 1979

Depuis la construction du « nouveau » Colisée en 1949, alors un des amphithéâtres les plus modernes d’Amérique, des citoyens influents de Québec rêvaient de doter la ville d’une équipe de la LNH. Leurs efforts n’ont jamais été récompensés. Clarence Campbell, le président du circuit, a découragé tous leurs espoirs. À son avis, Québec n’avait pas l’envergure économique pour soutenir un club.

De 1972 à 1979, la lutte entre la LNH et l’AMH a été féroce. Des millions de dollars sont partis en fumée dans ce conflit où les égos ont trop souvent dominé le sens commun. Mais en mars 1979, les Nordiques ont accédé à la LNH malgré l’opposition sentie de l’organisation du Canadien, qui a alors atteint un sommet d’arrogance. Il a fallu un boycott des bières Molson dans plusieurs villes canadiennes pour que le Forum, coincé, change d’avis sur ordre direct de ses propriétaires, qui craignaient pour leurs activités brassicoles.

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Le maire de Montréal Jean Drapeau, le président des Nordiques Marcel Aubut et le défenseur Dale Hoganson discutent en marge de la première rencontre de l’histoire entre les Nordiques et le Canadien, le 13 octobre 1979

La suite, on la connaît tous. Elle a été marquante. Au point où, en ces temps de pandémie, les Nordiques sont revenus sur nos écrans avec une force qui m’a stupéfait. Nos réseaux sportifs ont rediffusé plusieurs matchs les opposant au Canadien. Les anciens joueurs des deux équipes ont raconté mille souvenirs.

Au point où je suis aujourd’hui convaincu que si les Bleus, avec leur splendide chandail aux huit fleurs de lys, revenaient parmi nous, la rivalité entre les deux clubs serait aussi forte que durant les années 1980.

Ce serait une merveilleuse nouvelle pour Québec. Et pour le Canadien aussi. Sa longue hibernation prendrait fin. La compétition ferait en sorte que les partisans n’accepteraient plus leurs répétitives performances sans éclat. Libéré de la concurrence des Bleus, le Canadien – désormais en situation de monopole dans son marché – se contente d’empocher les dollars… et d’espérer faire mieux la saison prochaine.

Serge Savard, qui a été DG du Canadien durant 12 des 16 saisons des Nordiques dans la LNH, l’a souvent dit : la rivalité avec les Nordiques a fait du CH une meilleure équipe parce qu’elle a obligé toute l’organisation à travailler beaucoup plus fort.

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J’étais membre du bureau de La Presse à l’Assemblée nationale au printemps 1995 quand les Nordiques ont quitté Québec. Comme mon collègue Denis Lessard, j’ai écrit plusieurs papiers sur la saga qui a conduit à leur départ.

Pour le gouvernement Parizeau, Marcel Aubut et les Nordiques n’étaient pas un client facile. Leurs exigences financières pour demeurer à Québec étaient démesurées. Au point où Jean Royer, le chef de cabinet du premier ministre, déclara un jour : « Ce que les Nordiques nous demandent, c’est une pompe branchée sur le fonds consolidé de la province ».

Le maire de Québec, Jean-Paul L’Allier, n’appréciait pas Aubut et encore moins ses demandes. Entre les deux hommes, aucun atome crochu, ce qui n’aida en rien la recherche d’une solution.

Mais existait-il vraiment une manière d’assurer l’avenir des Nordiques sans une injection massive de fonds publics ? La situation économique de la LNH était alors chaotique. En l’absence d’un plafond salarial, les revenus des joueurs montaient en flèche.

Résultat, les équipes établies dans des marchés modestes ont déménagé l’une après l’autre : les Nordiques à Denver en 1995, les Jets de Winnipeg à Phoenix en 1996 et les Whalers de Hartford en Caroline du Nord en 1997. Seuls les Oilers d’Edmonton ont tenu le coup parmi les rescapés de l’Association mondiale. Et si Winnipeg a retrouvé son équipe 15 ans plus tard, Québec attend encore.

Les effets de la pandémie actuelle favoriseront-ils le retour des Nordiques ? Des équipes en difficulté financière envisageront-elles un déménagement ? Malheureusement, si nous avons appris une chose au cours des dernières années, c’est qu’il existe une communion de pensée entre le commissaire Gary Bettman et son prédécesseur Clarence Campbell : l’absence d’enthousiasme envers le marché de Québec.

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C’est bizarre quand on y pense. Mais dans toute l’histoire sportive du Québec, une très courte période de 10 mois nous a fait un mal immense.

Le coup d’envoi a été donné en août 1994 avec le déclenchement de la grève dans le baseball majeur. Les Expos formaient alors la meilleure équipe des ligues majeures de baseball et une participation à la Série mondiale était envisageable.

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Le lanceur Ken Hill et des partisans des Expos de Montréal, en juillet 1994

La saison a plutôt été annulée. Les activités ont repris au printemps suivant, mais sans les modifications à la convention collective qui auraient donné une bouffée d’air frais aux équipes à bas revenus comme les Expos. Au printemps 1995, l’organisation a procédé à une catastrophique « vente de feu », qui a transformé cette puissance du baseball en équipe ordinaire. Les liens avec des milliers d’amateurs ont alors été coupés.

En 2004, au terme d’une interminable agonie, les Z’Amours ont quitté Montréal. L’histoire aurait été différente si la saison 1994 avait enfin permis aux Expos de participer à la Série mondiale.

Quelques semaines après cette « vente de feu », les Nordiques ont déménagé. Puis, le 16 juin 1995, lors d’un vote des membres du Comité international olympique tenu à Budapest, Québec a été pulvérisé par Salt Lake City dans sa quête d’organiser les Jeux d’hiver de 2002.

L’annonce des résultats a été retransmise sur un écran géant dressé place d’Youville. Des milliers de Québécois étaient sur place. Quand la défaite a été confirmée, un silence lugubre a enveloppé l’assemblée. On ignorait encore la scandaleuse tricherie de Salt Lake City. Mais le fait que Québec n’obtienne que 7 petits votes sur 89 a fait mal au moral des gens. C’était une deuxième droite au visage après le départ des Nordiques. La confiance de la ville, sérieusement ébranlée, a mis des années à se remettre de ce coup double.

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Aujourd’hui, la possibilité que le Québec accueille de nouveau des Jeux olympiques semble écartée. On rêve du retour des Nordiques dans la capitale, mais rien ne débloque malgré la construction d’un superbe amphithéâtre. Et si la valeur de notre dollar face à la devise américaine a été déterminante dans la mise au rancart du projet d’acheter une équipe de l’expansion en 2016, on voit mal pourquoi l’analyse serait différente aujourd’hui.

Les Expos ? L’idée de les retrouver a longtemps été dans l’air, on s’est même un peu emballés, mais elle est maintenant écartée. On parle plutôt de « garde partagée » avec Tampa Bay, ce qui permettrait à Montréal d’obtenir une équipe à demi-temps qui ne porterait pas le nom « Expos ». Mieux que rien, certes, mais rien à voir avec le plan original.

Oui, cette période de 10 mois, entre le 12 août 1994 et le 16 juin 1995, est un des moments les plus sombres de notre histoire sportive. On vit encore avec ses séquelles aujourd’hui.