Par où commencer lorsqu’on évoque l’exceptionnelle carrière d’Henri Richard ? Le 30 novembre 1952 est un bon point de départ. Il n’a que 16 ans lorsqu’une sortie virulente de son grand frère Maurice le place dans l’œil de la tempête.

Ce jour-là, le Canadien junior visite les Citadelles de Québec au Colisée. Henri dispute un match intense et reçoit quelques punitions. Les spectateurs le chahutent un peu, mais aucun débordement ne survient.

Quelques jours plus tard, dans sa chronique publiée dans l’hebdomadaire Samedi-Dimanche, le Rocket dénonce néanmoins le comportement de la foule. Il dit souhaiter assister à un match entre les deux équipes au Colisée. Sa présence, explique-t-il, ferait en sorte qu’Henri ne serait pas « sujet aux injures et aux dangers physiques » de la part de « certains amateurs de hockey de Québec ».

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Le 10 mai 1973, à la suite d’une victoire du Canadien de Montréal en finale contre les Black Hawks de Chicago, Henri Richard soulève pour la 11e et dernière fois la Coupe Stanley.

Le Rocket ne s’arrête pas là. Il demande solennellement à Jean Béliveau, qui dispute sa deuxième saison avec les As de Québec de la Ligue senior, de faire le saut avec le Canadien. « Tu y seras beaucoup plus heureux que dans ce Colisée de fanatisme et d’ignorance du jeu de hockey », ajoute-t-il.

Les propos du Rocket créent une immense controverse qui enflamme l’opinion publique et rebondit jusqu’au Parlement de Québec. Deux semaines plus tard, lorsque le Canadien junior affronte de nouveau les Citadelles à Québec, près de 16 000 personnes sont entassées dans le Colisée. Henri est hué à chacune de ses présences sur la glace, mais le Canadien junior remporte la victoire.

Cette passe d’armes démontre le caractère explosif du Rocket. Mais aussi l’amour inconditionnel qu’il porte à Henri, de 15 ans son cadet. Les deux hommes ne sont pas bavards, et une génération les sépare. 

À la mort du fameux numéro 9, en 2000, Henri déclara au journaliste Pierre Gobeil de La Presse que ses conversations avec Maurice durant toute sa vie « ne rempliraient même pas une demi-heure sur une cassette ». Peu importe, les liens du sang font d’eux des alliés irréductibles.

Près de 60 ans après la publication de la chronique controversée de Maurice, et après avoir connu une carrière marquée d’un nombre ahurissant de petites et grandes histoires, Henri ne conservait pas un souvenir précis de cette affaire. 

Comme il était alors adolescent, cette polémique lui passait par-dessus la tête. Il se souvenait néanmoins que, lors de ses matchs à Québec, des spectateurs lui lançaient parfois des suces en criant : « Bébé Richard ! » « Ça ne faisait que me motiver. Me faire crier “chou”, ça m’a toujours donné du pep », expliqua-t-il, dans une entrevue faite dans le cadre de mon livre Le Colisée contre le Forum.

C’était la deuxième fois que je le rencontrais. La première était survenue en février 1992, en préparant un article soulignant son anniversaire de naissance. Les deux conversations sont ancrées dans ma mémoire.

S’entretenir avec une légende de sa dimension, avec ses yeux de feu, était un privilège. Surtout qu’il ne multipliait pas les entrevues.

La pression, Henri l’a donc côtoyée dès ses débuts dans le hockey junior. Et elle l’a toujours galvanisé. Il en a donné la meilleure preuve durant la finale de la Coupe Stanley de 1971 entre le Canadien et les Black Hawks de Chicago. Son entraîneur Al MacNeil l’a peu utilisé durant le cinquième match, remporté par les Black Hawks, qui ont ainsi pris les devants trois victoires à deux.

« Comment voulez-vous gagner avec un tel incompétent derrière le banc ? », demanda-t-il aux journalistes. « Ce que je vous dis, ne craignez pas de l’écrire. Trop de joueurs dans cette équipe pensent tout bas ce que je vous dis. Il est temps que quelqu’un parle. »

Dire que les propos d’Henri ont provoqué une crise est un euphémisme. Les colonnes du Forum en ont été ébranlées. Dans la tourmente, le Canadien s’est toutefois regroupé et a nivelé la série. L’ultime affrontement a eu lieu dans l’enfer du Chicago Stadium. 

« Sur la glace, il faisait très chaud, plus de 80 ºF. La pression était épouvantable », se souvenait-il, des années plus tard.

Ce jour-là, Henri marqua le but égalisateur, puis le but gagnant, et le Canadien remporta la Coupe. Dans ce contexte où tous les regards étaient tournés vers lui, ce fut le plus grand match de sa carrière.

J’ai deux grands souvenirs dans le hockey. Avoir joué avec Maurice, mon idole de jeunesse, une belle surprise compte tenu de notre différence d’âge. Et ce but victorieux contre les Black Hawks de Chicago. MacNeil était un gars sympahique, mais il n’était pas un bon entraîneur.

Henri Richard

MacNeil ne dirigea plus jamais le Canadien.

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Dès son enfance, Henri souhaitait briller au hockey. « On veut toujours imiter son grand frère. Dans ma tête, c’était clair que je jouerais pour le Canadien. Mais je ne le disais à personne. Je craignais que ça fasse prétentieux puisque Maurice était déjà la vedette de l’équipe.

« Lorsque l’inspecteur de l’école demandait aux p’tits gars de ma classe ce qu’on voulait faire, je répondais : “Un plombier, Monsieur.” […] Mais devenir plombier n’était pas dans mes intentions. Je voulais m’aligner avec le Canadien, même si tout le monde disait que j’étais trop petit. Et je voulais jouer avec Maurice. »

En janvier 1959, dans une entrevue au magazine américain Sport, Maurice parla de sa relation avec Henri. « Nous n’avions jamais joué ensemble avant qu’il se joigne au Canadien, en 1955. J’étais déjà professionnel alors qu’il n’était qu’un enfant. Mais en grandissant, il assistait à presque tous nos matchs au Forum. Il est devenu si habitué à me voir jouer qu’il sait d’instinct où j’irai sur la glace. »

Henri remporta la Coupe Stanley à ses cinq premières saisons avec le Canadien, qui furent aussi les cinq dernières de Maurice.

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Le 10 mai 1973, à la suite d’une victoire du Canadien de Montréal en finale contre les Black Hawks de Chicago, Henri Richard soulève pour la 11e et dernière fois la Coupe Stanley.

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Le hockey était le sport de prédilection d’Henri, mais celui-ci était aussi un excellent joueur de tennis et de golf. Et il a connu du succès en affaires, en exploitant durant des années une taverne située avenue du Parc, à Montréal.

« C’est la faute à Maurice Duplessis, me raconta-t-il. Il en avait promis une à Maurice quand j’étais tout jeune. À l’époque, le gouvernement n’accordait pas de nouveaux permis d’alcool. Pour avoir une taverne, il fallait en acheter une déjà existante. Un jour, Maurice a voulu ouvrir la sienne. Duplessis a refusé, mais lui en a promis une au moment de sa retraite. Sauf qu’il est mort avant que Maurice accroche ses patins. Je me suis dit que si Maurice était pour avoir sa taverne, j’en aurais une aussi. Et je l’ai eue ! »

Avant sa retraite du hockey, Henri a reçu une offre des Aeros de Houston, de l’Association mondiale de hockey, le circuit qui s’est lancé à l’assaut de la LNH en 1972. On lui proposa un salaire de 200 000 $ par saison, une jolie somme.

« Je ne me voyais pas quitter Montréal. L’argent ? C’est sûr qu’on en a besoin. Mais moi, j’aurais joué pour rien. » Puis, après un court silence, il ajouta en riant : « D’ailleurs, je pense à ça : j’ai joué pour rien. »

Non, les vedettes de la LNH ne gagnaient pas les fortunes d’aujourd’hui à cette époque. Mais Henri n’a pas joué pour rien. Il a joué pour tous les fans du Canadien et tous les Québécois. Ses 11 Coupes Stanley représentent un exploit unique, celui d’une légende de notre sport national.

Reposez en paix, Monsieur Richard. On ne vous oubliera pas.