« La vie, pour moi, c’est une négociation. »

Pierre Lacroix, mort dimanche à 72 ans, aimait négocier. Viscéralement. D’abord, des ententes de promotion pour O’Keefe. Puis des mégacontrats, comme représentant d’athlètes. Enfin, des gigatransactions, comme DG hyperactif des Nordiques de Québec et de l’Avalanche du Colorado. Son plus gros coup : l’acquisition de Patrick Roy, qui a ouvert le chemin aux deux Coupes Stanley de l’Avalanche.

Ses tactiques de négociation étaient audacieuses. Hardies. Agressives. Pendant 25 ans, Pierre Lacroix fut probablement l’homme le plus craint de la Ligue nationale de hockey. « C’est très, très difficile de négocier avec lui », a déjà reconnu le DG des Golden Knights de Vegas, George McPhee. « Quand il avait un prix en tête, tu ne le dérangeais pas ben ben. C’était l’ultime négociateur », renchérit l’agent Pat Brisson.

Pierre Lacroix s’est d’abord démarqué comme agent. Un mot qu’il détestait. « L’agent n’est qu’un lien entre deux parties. C’est ce que dit le dictionnaire. Je préfère le terme conseiller », avait-il précisé au Soleil.

Ses clients ? Plusieurs des meilleurs joueurs québécois. Notamment Michael Bossy, Pierre Turgeon et Patrick Roy. Il est prêt à tout pour défendre leurs intérêts. Même à débarquer avec eux à l’improviste dans le bureau de leur DG pour négocier un nouveau contrat illico. Tout de suite. Maintenant.

Ses méthodes brusquent. Mais rapportent gros. Au repêchage de 1993, il soutire 12,5 millions aux Sénateurs d’Ottawa pour Alexandre Daigle. Un contrat insensé, qui enrage les propriétaires des clubs des petits marchés. « Jamais nous ne lui aurions consenti un tel salaire », s’insurge le président des Nordiques de Québec, Marcel Aubut.

Ironiquement, lorsque le poste de DG des Nordiques s’ouvre, un an plus tard, Aubut embauche… le conseiller de Daigle.

Pourquoi ?

Parce que Pierre Lacroix, affirme-t-il, « est un négociateur hors pair ». Exactement ce qu’il faut aux Nordiques pour rivaliser avec les formations les plus riches de la LNH.

Le nouveau DG des Nordiques ne perd pas de temps. Dans les jours qui suivent sa nomination, il choisit son nouvel entraîneur-chef. Et ce n’est pas son ami, Michel Bergeron, mais le coach de son fils. Marc Crawford. Un unilingue anglophone, dans un marché à 95 % francophone. Un pari très risqué. Suivant les conseils de Lacroix, Crawford maîtrisera le français avant son premier match derrière le banc.

Un mois plus tard, Pierre Lacroix réalise sa première mégatransaction. Un échange de six joueurs et deux choix. La vedette montante de l’équipe, Mats Sundin, passe aux Maple Leafs de Toronto, contre Wendel Clark et Sylvain Lefebvre.

L’automne venu, les propriétaires décrètent un lock-out. Question de faire du ménage dans leurs affaires. Au cœur de la chicane : le contrat d’Alexandre Daigle…

« Ma première année [comme DG], lors de la première rencontre des gouverneurs, je me souviens qu’il y avait quelques blagues à ce sujet », raconte Lacroix dans le livre Behind the Moves. « Les autres DG connaissaient mes intentions. Ils savaient pourquoi j’avais agi ainsi [comme agent]. Quand tu représentes des athlètes, tu veux le meilleur contrat. C’est ta job. [Et] quand tu représentes le propriétaire, tu veux le meilleur contrat. C’est ta job. »

Sous son leadership, les Nordiques progressent très vite. Ils passent du cinquième au premier rang de leur division. Sauf qu’il leur manque une pièce maîtresse. Un gardien dominant. Pierre Lacroix vise gros.

Son ancien client.

Patrick Roy.

En retour, le Canadien veut Owen Nolan et Stéphane Fiset, écrit Philippe Cantin dans sa biographie de Serge Savard. Un matin, Lacroix appelle Savard pour conclure la transaction. Pas de chance : le DG du Canadien lui apprend qu’il vient de se faire congédier. La transaction devra attendre.

Pendant l’été 1995, les Nordiques déménagent au Colorado. En octobre, Pierre Lacroix refile Wendel Clark aux Islanders de New York contre Claude Lemieux. Un vol. En décembre, il acquiert finalement Patrick Roy. Le capitaine du Canadien, Mike Keane, s’amène lui aussi à Denver, contre Jocelyn Thibault, Andrei Kovalenko et Martin Rucinsky. Un larcin de grand chemin.

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Pierre Lacroix en décembre 2012

Grâce à Roy, Lemieux et Keane, l’Avalanche remporte la Coupe Stanley dès son premier hiver au Colorado. Pour la première fois de sa vie, Pierre Lacroix met les pieds dans un vestiaire de la LNH, lui qui n’a jamais dépassé le niveau amateur comme joueur. Il est nommé dirigeant de l’année dans la LNH. Ses succès rapides suscitent l’admiration, mais aussi la méfiance des autres DG.

Dans Behind the Moves, Pierre Lacroix explique comment il s’y prenait pour négocier avec ses confrères.

« La vie, pour moi, c’est une négociation. Je comprends très bien que vous négociez votre meilleure affaire lorsque l’autre partie est à l’aise. Et vous faites rarement une bonne affaire lorsque [les autres] se sentent floués, ou que vous vous sentez floués. Si vous avez besoin de bons joueurs, vous devez être prêts à en donner des bons aussi. Vous devez prendre un risque. Vous dites que ça prend des couilles [guts] ? Selon moi, vous devez prioriser vos besoins. Le reste suivra. »

Son règne à l’Avalanche sera marqué par des échanges spectaculaires. Owen Nolan contre Sandis Ozolinsh. Mike Ricci contre un choix devenu Alex Tanguay. Brian Rolston contre Raymond Bourque et Dave Andreychuk. Adam Deadmarsh et des choix de premier tour contre Rob Blake. Toutes ces années, le club reste compétitif. En 2001, il gagne une deuxième Coupe Stanley.

Pierre Lacroix est alors au sommet de sa carrière. Mais aussi à un seuil critique. Une demi-douzaine de joueurs-clés sont en fin de contrat. Notamment Patrick Roy, Joe Sakic et Rob Blake. Pendant le défilé des champions, Lacroix se promène d’un camion de pompiers à un autre pour prendre rendez-vous avec ses joueurs autonomes. Le lendemain matin, ils se présentent tous à l’aréna, sans savoir que leurs coéquipiers sont aussi convoqués. Lacroix les accueille dans le vestiaire, toujours souillé de champagne.

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Joe Sakic

« Les gars, je tiens d’abord à m’excuser, leur lance-t-il. J’ai aveuglé [blindsided] tout le monde. C’est un coup vicieux, mais je le fais pour les bonnes raisons. » Il leur montre alors un tableau sur lequel sont écrites toutes les offres salariales pour les prochaines saisons. Une tactique irrespectueuse, mais nécessaire, selon lui.

« Voici la tarte. Vous en voulez un morceau ? Voici ta part. Voici ta part. Voici ta part. Voici ta part. Voici ta part. Je suis désolé d’agir ainsi, mais je le fais de bonne foi pour sauver cette franchise. Pour garder le cœur intact de l’équipe. »

Un immense coup de poker.

Qu’il remporte.

Les joueurs décident de rester, malgré les perspectives de signer de plus gros contrats sur le marché des joueurs autonomes. Ce qui permettra à l’Avalanche de demeurer une puissance dans la LNH. Pierre Lacroix sera promu président de l’équipe en 2006.

Lors de ses 12 saisons à la tête des opérations hockey, l’équipe n’a jamais raté les séries éliminatoires. Un palmarès exceptionnel, qui mérite d’être reconnu davantage.

Comment ?

Par une place au Temple de la renommée du hockey.

Et ça, ça devrait être non négociable.

– Avec la collaboration de Guillaume Lefrançois, La Presse (entrevue avec Pat Brisson)