3 novembre 2009. Le titre de la dépêche sur le site de la CBC disait tout : « Les Flames n’ont pas à faire la file pour recevoir le vaccin ».

L’histoire avait fait scandale à Calgary. En pleine crise de la grippe H1N1, les Flames avaient organisé – avec l’assentiment des services de santé locaux – une séance privée de vaccination pour éviter aux joueurs, aux membres du personnel et à leurs proches de faire la queue comme les autres citoyens de la province. En tout, 200 doses avaient été distribuées. Le lendemain, la province suspendait l’opération de vaccination pour le public en raison d’une pénurie de doses.

L’affaire avait débouché sur une enquête, et une infirmière et son superviseur avaient été congédiés.

« Le public avait réagi très fortement à cette histoire, relate Devidas Menon, professeur à l’École de santé publique de l’Université de l’Alberta, au bout du fil. Les gens se demandaient : comment cela peut-il se produire ? Et c’était une situation beaucoup moins grave qu’aujourd’hui ! »

La grippe H1N1 avait en effet été responsable de 428 morts au Canada en 2009. Pour la COVID-19, le gouvernement fédéral faisait état, en date du 10 décembre, de 13 109 morts.

Relisez l’article de la CBC de 2009 (en anglais)

Des critiques

Ce qui nous ramène à 2020. Jeudi, l’informateur John Shannon a écrit sur Twitter que la LNH planifiait « l’achat privé de vaccins contre la COVID-19 pour toutes les parties impliquées en vue de la potentielle prochaine saison ».

Un peu plus d’une heure plus tard, Shannon précisait que la LNH entendait aller de l’avant avec ce plan « quand il sera possible d’acheter le vaccin » et qu’elle « n’a pas l’intention de dépasser dans la file ».

Qu’importent les précisions, la question a rebondi à Ottawa, où le gouvernement a communiqué son impuissance face au plan de la ligue.

« Évidemment, de nombreuses compagnies et organisations surveillent les vaccins avec intérêt. Ce dont je peux assurer les Canadiens, c’est que nos contrats sont solides, et qu’ils visent à offrir des vaccins gratuitement à tous les Canadiens » a dit le premier ministre Justin Trudeau, en marge d’une annonce, vendredi.

Et si des entreprises ou des organisations choisissent de négocier avec des fournisseurs de vaccins contre la COVID-19, cela ne « ralentira en aucun cas » la livraison des doses destinées aux Canadiens, a-t-il assuré.

Patty Hajdu, ministre fédérale de la Santé, a quant à elle indiqué en point de presse que les vaccins achetés publiquement ne seront pas à vendre en privé. Elle a toutefois ajouté que le gouvernement n’avait pas de mécanisme pour empêcher des entreprises de négocier avec les producteurs de vaccins, et que le rôle du gouvernement est d’assurer la sécurité et la performance des vaccins, pas l’accès.

Réponse du député de Rosemont–La Petite-Patrie Alexandre Boulerice, du Nouveau Parti démocratique (NPD) :

« C’est inquiétant. Est-ce que ça veut dire que ça va se répandre ? Que les plus riches, les millionnaires et les vedettes vont être capables de passer avant monsieur et madame Tout-le-Monde ? demande-t-il, en entrevue avec La Presse. Je ne comprends pas que le gouvernement dise être impuissant. Ça prend un ordre logique, raisonné et équitable pour tout le monde, sinon, les inégalités seront flagrantes.

« Il faudrait qu’ils obligent les [compagnies] pharmaceutiques à respecter le plan de match de la santé publique. Le gouvernement a beaucoup de pouvoir quand il décide de s’en donner. »

Indignation et réserves

La saison 2020-2021 de la LNH est toujours incertaine. À l’heure actuelle, la ligue espère que le calendrier s’amorcera le 13 janvier. Mais doit-on rappeler qu’à l’origine, elle visait le 1er décembre, puis le 1er janvier ?

La pandémie est au cœur de l’incertitude. La ligue a contourné le problème l’été dernier en confinant 24 équipes dans des bulles à Toronto et à Edmonton. L’exercice a été d’une efficacité admirable : aucun cas positif n’a été déclaré en deux mois d’action. Mais la facture (entre 75 et 90 millions de dollars, selon plusieurs médias) et les impacts sur la qualité de vie des joueurs (ils étaient séparés de leur famille) font en sorte qu’il serait très étonnant que la LNH adopte ce format pour une saison complète.

En ce qui concerne le coût, la vaccination viendrait soulager le circuit, car sans vaccin, de nombreux tests sont nécessaires. Pendant les séries, la ligue a dit avoir mené 33 394 tests, à un coût que Gary Bettman avait établi à 125 $ du test. Facture estimée : 4,2 millions. Et les séries impliquaient 24 des 31 équipes, un chiffre qui baissait ensuite de semaine en semaine.

Les vaccins (celui de Moderna se vend autour de 35 $ la dose, à deux doses par personne) engendreraient donc de fortes économies. À 50 personnes à vacciner par équipe (joueurs, entraîneurs, personnel de soutien), on arrive donc à 3100 doses, en plus de celles nécessaires pour les arbitres et les autres employés de la LNH. Pour 4000 doses à 35 $ chacune, la facture s’élèverait à 140 000 $. Une somme négligeable pour une ligue professionnelle.

Dans les circonstances, il semble évident que les grands circuits professionnels exploreront toutes les options pour avoir accès à des vaccins. Mais d’un point de vue éthique, la LNH aura fort à faire pour court-circuiter le réseau public, du moins au Canada.

« Tout ce que je peux dire, c’est que si j’ai 5000 doses disponibles au Québec, je les donne aux personnes en CHSLD et aux travailleurs en santé. Ça, c’est aujourd’hui, le 11 décembre. Et jusqu’au printemps, on n’aura pas des doses à tout casser. Il y a de nombreux décès. Je trouverais ça préoccupant de donner 5000 doses à des joueurs de hockey », avance la Dre Maryse Guay, professeure à la faculté de médecine et des sciences de la santé de l’Université de Sherbrooke et médecin-conseil à l’INSPQ.

« L’histoire se répète. En 2009, des vaccins avaient été volés aux personnes âgées en Alberta, fait valoir Amir Attaran, professeur titulaire à la faculté de médecine de l’École d’épidémiologie et de santé publique de l’Université d’Ottawa. Ils avaient dit aux joueurs de mentir pour que ça reste secret. Cette fois, on ne sait pas d’où viendraient ces vaccins, et la LNH ne le dira pas parce qu’elle sait qu’elle triche. »

« Je comprends l’argument selon lequel la LNH n’a pas besoin de beaucoup de doses, en nombre absolu. Mais beaucoup de petits chiffres, dans les autres sports par exemple, vont s’additionner et donner un gros chiffre, ajoute le professeur Devidas Menon.

« À mon sens, le but du vaccin est de réduire les infections, la transmission et la mortalité, poursuit-il. Ainsi, tant que les quantités sont limitées, les vaccins doivent aller aux personnes qui en ont le plus besoin, soit les personnes vulnérables et les travailleurs qui les soignent. Peut-être dans six mois, quand on en aura davantage, on pourra changer les critères, et prioriser des gens qui génèrent de l’activité économique. Mais on n’est pas rendus là. »

Avec Mélanie Marquis, La Presse