Méconnue au Québec, la Ligue nationale de hockey féminin s’enorgueillit d’être le seul circuit professionnel en Amérique du Nord à payer ses joueuses. Pourtant, les meilleures hockeyeuses canadiennes et américaines refusent catégoriquement de joindre ses rangs, dénonçant un modèle d’affaires douteux et de piètres conditions de travail. La Presse s’est intéressée à cette ligue, où les rêves se transforment souvent en déceptions.

« Ce n’est pas une ligue professionnelle »

PHOTO HILARY SWIFT, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Les joueuses du Pride de Boston s’apprêtent à sauter sur la glace pour affronter les Metropolitan Riveters dans un match de la Ligue nationale de hockey féminin, en octobre 2019.

En 2016, Ann-Renée Desbiens apprend que le Pride de Boston a fait d’elle son premier choix au repêchage.

Pourtant, la gardienne de but québécoise n’était pas au courant qu’elle était admissible à un repêchage. Encore moins à celui de la National Women’s Hockey League – la Ligue nationale de hockey féminin (LNHF) en français –, dont elle ne savait pas grand-chose au demeurant.

« Je n’avais jamais reçu de courriel ou d’appel. Je l’ai lu sur Twitter », raconte-t-elle aujourd’hui.

« Et je n’en ai jamais entendu parler par après. »

Cette anecdote fait sourire. D’autres, beaucoup moins. Et certaines tirent carrément les larmes.

Salaires faméliques, instabilité, conditions d’entraînement dignes d’une mauvaise ligue de garage : le bilan de la LNHF, circuit de six équipes fondé en 2015, n’a pas grand-chose à voir avec son statut de seule ligue professionnelle de hockey féminin en Amérique du Nord.

Depuis longtemps, les hockeyeuses du monde entier rêvent à une « vraie » ligue qui confirmerait leur statut d’athlètes professionnelles en leur versant des salaires qui leur permettent de vivre de leur sport et en leur fournissant une structure pérenne. Un groupe de joueuses élites milite même depuis un an pour que soit créé, en partenariat avec la LNH, un circuit calqué sur le modèle de la WNBA, au basketball.

PHOTO BESS ADLER, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Les Metropolitan Riveters, l’équipe de la LNHF établie à Newark, au New Jersey, ici en 2016

Pourtant, en mars dernier, au cours d’une conversation avec La Presse à ce sujet, le commissaire de la LNH, Gary Bettman, a été catégorique. « Il y a déjà une ligue existante, nous n’allons pas interférer avec ses opérations », a-t-il succinctement affirmé.

Cette ligue, c’est la LNHF. Celle dont le projet d’expansion à Montréal et à Toronto en 2019 avait été prestement rejeté par les joueuses de la défunte Ligue canadienne. C’est cette ligue aussi que boycottent Marie-Philip Poulin, Hilary Knight et toutes leurs coéquipières des équipes nationales canadienne et américaine, qui disent souhaiter mieux pour leur sport.

Sans vestiaire ni toilettes

« Ça ne devrait pas être considéré comme une ligue professionnelle. Parce que ce n’est pas une ligue professionnelle. »

Peu de joueuses osent parler publiquement de leur expérience. La Ligue exerce un contrôle serré de son image et incluait même, jusqu’à l’année dernière, une clause élaborée de « non-dénigrement » dans ses contrats de travail (voir texte de l’écran suivant).

Au bout du fil, par contre, Haley Skarupa ne fait pas de détours. Après trois saisons passées dans la LNHF, chez le Whale du Connecticut puis au sein du Pride de Boston, elle est arrivée à la conclusion qu’elle « préférai[t] ne plus jouer au hockey du tout plutôt que de jouer dans cette ligue ».

PHOTO KYLE TERADA, ARCHIVES USA TODAY SPORTS

Haley Skarupa (11) talonnée ici par Marie-Philip Poulin (29) lors d’un match entre les équipes canadienne et américaine.

À l’automne 2016, au terme d’une prolifique carrière universitaire à Boston College, et voyant arriver les essais olympiques en vue des Jeux de PyeongChang, Skarupa s’est enrôlée avec le Whale afin de continuer à s’entraîner sur une base régulière avec une équipe de haut calibre et de disputer un maximum de matchs. Trois fois par semaine, elle prenait la route avec des coéquipières afin de parcourir les deux heures (aller seulement) séparant le Massachusetts du Connecticut.

Cet hiver-là a été pénible, et pas seulement en raison des nombreuses tempêtes qui ont donné de sérieuses frousses aux joueuses sur la route. En plein cœur de la saison, la deuxième seulement de l’histoire du circuit, la LNHF a annoncé, sans préavis, qu’elle réduisait les salaires de presque 40 %, sans quoi elle devait mettre la clé sous la porte.

La confiance est importante quand on construit une organisation aussi significative symboliquement à partir de zéro.

Haley Skarupa

Ce lien de confiance s’est rapidement effrité. Et elle n’avait encore rien vu.

Médaille d’or olympique au cou, elle a disputé sa dernière saison à Boston en 2018-2019. Et c’est là que son dégoût a atteint un sommet, à la lumière des conditions auxquelles ses coéquipières et elle étaient soumises.

L’aréna où elles s’entraînaient était si vétuste et la glace, en si mauvais état – « on pouvait voir le ciment au travers » – qu’il n’était pas rare que l’équipe doive se contenter de jouer dans deux zones. Et les entraînements, tenus en soirée parce que la majorité des joueuses avaient un emploi de jour, devaient être bouclés en 45 minutes et moins, puisqu’une ligue de garage masculine avait préséance et prenait possession des lieux immédiatement après.

Et comme si ce n’était pas assez, pendant une bonne partie de la saison, l’équipe n’avait pas accès à un vestiaire : les joueuses devaient donc se changer dans l’enceinte de l’aréna, trouvant tant bien que mal des recoins au bas des estrades pour s’exécuter. Et comme la salle de bains la plus proche se trouvait dans le hall d’entrée de l’édifice, ce qui la rendait inaccessible pour une joueuse ayant chaussé ses patins, « si une envie nous prenait après qu’on eut enfilé nos équipements, on urinait dans une poubelle ».

« On était mieux traitées au hockey mineur. Au moins, il y avait des toilettes », ironise Skarupa.

« Je ne cherche pas à me plaindre, précise-t-elle. Mais c’est mon histoire et je la partage pour informer les personnes qui n’ont pas eu connaissance de cette situation. Ma carrière de joueuse est terminée, je ne cherche à trahir personne. Je veux simplement laisser derrière moi un sport en meilleure posture que ce que j’ai connu. »

PHOTO JONAH MARKOWITZ, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La commissaire de la Ligue nationale de hockey féminin, Dani Rylan

Sans mentionner cette situation spécifiquement, l’association des joueuses de la LNHF (AJLNHF) a confirmé à La Presse qu’il y avait eu un « problème » à Boston la saison dernière, mais que depuis le début de la présente campagne, une « meilleure communication » avait prévenu des incidents du genre.

Autant à l’AJLNHF qu’au sein de la direction du circuit, le mot d’ordre est le même : la ligue est en développement et se garde de commenter les évènements passés. La Ligue a formellement décliné notre invitation à répondre à une liste de questions que nous lui avons envoyée. Nos multiples demandes d’entrevue avec la commissaire Dani Riley ont également été refusées.

Loin de la NCAA

Il y a quelques semaines, immédiatement après que les Warriors du collège Merrimack eurent subi l’élimination en division 1 de la NCAA, leur gardienne des quatre dernières saisons, la Québécoise Léa-Kristine Demers, a reçu un appel intrigant : les Beauts de Buffalo, de la LNHF, lui offraient de se joindre à l’équipe afin d’y disputer la fin de la saison et les séries éliminatoires.

Candidement, la joueuse de 22 ans avoue qu’elle n’avait jamais vraiment entendu parler de cette ligue auparavant – « mais je ne suis pas tellement le hockey professionnel, même masculin », nuance-t-elle. N’empêche, l’idée d’étirer sa saison lui plaisait.

« Quand ils m’ont appelée, je pensais que je m’en allais dans la LNH et que ce serait comme les gars. Disons que ce n’était vraiment pas comme ça ! », s’esclaffe-t-elle.

Son expérience a été autrement plus positive que celle de Haley Skarupa. Elle dit notamment avoir apprécié le sérieux de la direction des Beauts en ce qui a trait à l’entraînement et à la préparation physique. Mais le fait demeure qu’en débarquant de la NCAA, où les joueuses ont accès à des installations de pointe et à du personnel de soutien de haut niveau, la chute était brutale.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE L’UNIVERSITÉ MERRIMACK

Léa-Kristine Demers

Quand je suis arrivée, j’ai été surprise de réaliser à quel point ils manquaient d’argent. Ils font ce qu’ils peuvent avec ce qu’ils ont. L’aréna où l’on jouait n’aurait pas été de calibre pour du junior majeur, selon moi.

Léa-Kristine Demers

Parlant d’argent, un élément non négligeable a teinté l’expérience de Léa-Kristine Demers : elle n’a pas été payée. Pas un sou. Et ce, même si elle a disputé quatre rencontres avec son équipe.

La Québécoise disposait d’un visa d’étudiante qui ne lui permettait pas de travailler aux États-Unis et qui l’empêchait de signer une entente en bonne et due forme avec une équipe professionnelle. Elle s’est donc contentée d’un contrat d’essai, à l’instar de l’une de ses coéquipières canadiennes de Merrimack qui l’a accompagnée à Buffalo.

« Si j’avais été payée, je risquais de perdre mon visa et de ne pas pouvoir finir mon bac », explique-t-elle. Pour celle qui désirait de toute façon rentrer au Québec ce printemps pour y poursuivre des études en médecine, le risque n’en valait pas la peine, si bien qu’elle a conclu la saison en jouant gratuitement.

Incessantes questions d’argent

PHOTO FOURNIE PAR VANESSA GAGNON

Vanessa Gagnon (# 2, au centre de la mêlée), pendant un match entre le Whale du Connecticut et les Beauts de Buffalo en 2019

Vanessa Gagnon l’avoue candidement : elle était drôlement intriguée lorsque la LNHF a été créée en 2015. Elle a tout de suite voulu y tenter sa chance, mais l’impossibilité d’y toucher une paye a rapidement freiné ses ardeurs.

Cette Québécoise, diplômée de l’Université Clarkson, était « trop curieuse de voir » ce qu’avait à offrir cette nouvelle ligue, la première en Amérique du Nord qui s’engageait à payer ses joueuses – la défunte Ligue canadienne n’a versé ses premiers salaires que deux ans plus tard.

Or, en vertu du visa H-1B qu’elle détenait, elle ne pouvait avoir qu’un seul employeur aux États-Unis. Si elle désirait accepter le contrat que lui offraient les Beauts de Buffalo, elle devait se résigner à quitter son emploi et à renoncer à son visa de travail pour demander un visa P-1A. Celui-ci aurait fait d’elle une athlète professionnelle à temps plein, mais l’aurait obligée à miser toutes ces billes sur ce projet naissant qui lui aurait rapporté quelque 13 000 $ en salaire. La raison l’a emporté sur le cœur.

Elle a toutefois continué de suivre les activités de la LNHF de loin. « Comme n’importe quelle start-up, ce ne pouvait pas être parfait en commençant », concède celle qui, aujourd’hui établie à Cleveland, est responsable des fusions et acquisitions pour une multinationale.

La saison dernière, elle a elle aussi reçu une offre étonnante : le Whale du Connecticut était à la recherche d’une joueuse de centre pour conclure la saison et souhaitait faire appel à ses services.

La principale concernée a été la première surprise.

Je ne pense pas qu’une vraie ligue professionnelle aurait trouvé que ça a du sens de recruter une joueuse de ligue de garage quand il ne reste que quelques matchs à la saison.

Vanessa Gagnon

Or, le défi l’intéressait. L’obstacle du visa restait entier, « mais j’avais toujours la piqûre et je voulais voir si j’étais encore capable de jouer à ce niveau », dit-elle. On lui a donc enjoint de signer une décharge qui libérait l’équipe de toute responsabilité à son égard et elle a accepté une entente sans salaire. Qui lui a toutefois coûté cher.

On lui a signalé que ses dépenses seraient remboursées, mais elle n’a jamais revu la couleur de cet argent. Elle a elle-même assumé le billet d’avion de l’Ohio au Connecticut. Et lorsqu’elle s’est blessée à son troisième match, c’est sa preuve d’assurance personnelle, fournie par son employeur, qu’elle a présentée à la clinique de radiologie. Et c’est aussi celle qu’elle a utilisée pour payer les coûts de physiothérapie au cours des mois suivants. « La LNHF n’a fait aucun suivi », dit-elle.

Jusqu’à 2019, le contrat liant les joueuses à la ligue stipulait d’ailleurs qu’elles devaient présenter la preuve d’une couverture d’assurance majeure, et ce, même si les joueuses sont théoriquement protégées en cas de blessure par la « workers’ compensation », l’équivalent américain de la CNESST, dont les modalités ne sont toutefois pas les mêmes dans tous les États.

Inéquités

Elle aussi a tôt fait de constater des conditions qui n’avaient rien à voir avec une ligue de haut niveau. À l’aréna local du Whale, les vestiaires étaient si petits que l’équipe devait se diviser dans deux chambres liées par une douche délabrée.

Surtout, Vanessa Gagnon a remarqué l’immense disparité qui sépare les équipes riches des plus pauvres. Jusqu’à la saison 2018-2019, les Beauts de Buffalo étaient la propriété de la famille Pegula, qui possède également les Sabres de Buffalo. Et les Whitecaps du Minnesota profitent encore aujourd’hui d’un soutien du Wild.

« Au Connecticut, un jour de match, tu arrivais à l’aréna avec ton équipement bas de gamme que tu avais dû aller chercher toi-même à l’aréna de pratique. Et là tu voyais arriver les filles de Buffalo, qui débarquaient dans des uniformes assortis, un smoothie dans les mains, avec leur équipement de qualité. Il n’y avait pas vraiment de parité… »

Mue par l’amour du hockey, Vanessa Gagnon a vaguement jonglé avec l’idée d’un retour au jeu en 2019-2020, mais la logistique était trop complexe pour celle qui est établie loin des marchés de la LNHF. Et la création de l’Association des joueuses professionnelles, qui boycotte le circuit américain, l’a fait réfléchir. 

Mon cœur me dit que j’aimerais que les jeunes filles aient une meilleure occasion que ça au cours des prochaines années. Si on veut mettre fin au statu quo, il faut se battre.

Vanessa Gagnon

Dans tous les cas, un retour dans la LNHF aurait signifié pour elle une nouvelle obligation de jouer gratuitement.

À propos de ces athlètes résignées à jouer sans rémunération, un porte-parole de la ligue a invoqué, dans un entretien informel avec La Presse, que les joueuses citées par notre reportage avaient agi en connaissance de cause et que les règles d’immigration américaines étaient de juridiction fédérale. À l’association des joueuses, on nous a simplement signalé travailler « de près » avec des avocats spécialisés en immigration pour faciliter l’intégration de joueuses étrangères.

PHOTO TIRÉE DE TWITTER

Juana Baribeau

Question de principe

Devenue résidente permanente aux États-Unis après ses études à Clarkson, Juana Baribeau a, pour sa part, pu être payée dès ses débuts avec le Whale, en 2016.

Mais à 130 $ par match, sa première saison ne lui aurait pas permis de partir bien loin en croisière.

« Le seul avantage que j’avais d’être réserviste, c’est que mon salaire n’a pas été coupé », ricane-t-elle en entrevue avec La Presse, en référence au rajustement des salaires des joueuses régulières opéré cette année-là.

De fait, presque toutes les anecdotes rapportées reviennent à des questions d’argent ou de manque de moyens. Sur la route, à peine 20 $ par jour étaient versés aux joueuses pour payer leurs repas la saison dernière, selon un contrat standard consulté par La Presse.

Et même si certaines joueuses résident à presque deux heures de route de l’aréna où s’entraîne leur équipe respective, « les dépenses ne sont pas remboursées », rappelle Juana Baribeau. « Alors, avec ton salaire annuel, tu espères que ton véhicule ne te lâche pas ! », lance celle dont le salaire a atteint 5500 $ à sa troisième et dernière saison au Connecticut en 2018-2019.

Haley Skarupa affirme pour sa part avoir carrément refusé d’assumer le coût d’un voyage en avion imposé par son équipe entre Boston et Buffalo, après qu’un trajet d’autobus eut été annulé au pied levé au cours de sa dernière saison.

« Ce n’était pas une question d’argent, mais de principe », insiste-t-elle.

« Beaucoup de joueuses s’accommodent [des conditions offertes] parce que ça leur permet de continuer à jouer en gardant leur emploi, poursuit l’olympienne. Elles s’amusent, mais elles ne voient pas à long terme. Les meilleures joueuses ne sont plus là, et celles qui y sont encore ne sont pas traitées comme des professionnelles. Il faut que la ligue cesse de se désigner comme telle. »

« Si j’avais une fille, je ne voudrais pas qu’elle pense que c’est correct de se faire traiter de la sorte », conclut-elle.

Ligue opaque, dirigeante controversée

PHOTO JONAH MARKOWITZ, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

La commissaire de la Ligue nationale de hockey féminin, Dani Rylan (à droite), discutant avec des partisans à l’issue d’un match en 2017, à Newark, au New Jersey.

La LNHF a beau faire valoir qu’elle n’a que cinq saisons derrière la cravate, il n’en demeure pas moins qu’au chapitre des rebondissements et des controverses, le circuit est dans la cour des grands.

À l’aube de sa sixième campagne, la Ligue verse moins d’argent aux joueuses qu’à ses débuts. Elle n’a aucun partenariat avec un équipementier majeur. Elle ne dévoile ni ses profits ni ses pertes. Et elle impose à ses joueuses une loi du silence qui fait en sorte que les situations qui y sont vécues sont essentiellement exprimées par des joueuses sous le couvert de l’anonymat, par crainte de représailles, notamment judiciaires.

La raison derrière cette crainte : la clause de « non-dénigrement et non-ingérence » [non-disparagement and non-interference] incluse dans les contrats liant les joueuses à la Ligue. En vigueur au moins jusqu’à la saison 2018-2019, celle-ci stipulait qu’une joueuse ne pouvait formuler de « remarque désobligeante » à l’égard de « la situation commerciale, la performance, la réputation, l’intégrité, la compétence, les capacités ou la moralité » des équipes de la LNHF, de la ligue elle-même ou de sa commissaire.

PHOTO JEENAH MOON, ARCHIVES THE NEW YORK TIMES

Les contrats des joueuses de la Ligue comportaient jusqu’à récemment une clause de non-dénigrement et de non-ingérence qui limitait leur liberté d’expression.

« En général, les contrats approuvés par les grandes fédérations sportives ou par des équipes professionnelles ne contiennent pas ce type de langage », tranche Brant Feldman, agent d’athlètes établi à Los Angeles et qui a représenté une quinzaine de hockeyeuses olympiques canadiennes et américaines au cours des dernières décennies.

« S’il existait une manière contractuelle de museler les athlètes et de les empêcher de parler librement de leurs associations passées avec leur équipe ou leur ligue, comment pourrait-on connaître le vrai visage du monde du sport ? », s’interroge-t-il, donnant en exemple les combats qu’ont menés des athlètes comme Billie Jean King et Serena Williams contre les inégalités entre les hommes et les femmes au tennis, ou encore les multiples cas de violences sexuelles mis au jour au cours des dernières années.

De toute évidence, « la Ligue tente de limiter sa publicité négative », estime M. Feldman.

Selon nos informations, cette clause controversée n’apparaît plus dans les contrats de 2020-2021. Nous n’avons toutefois pu confirmer si elle y était toujours en 2019-2020. 

Énigmatique commissaire

Le fait que la commissaire du circuit soit expressément évoquée dans la clause de non-dénigrement n’est pas fortuit.

Dani Rylan, 32 ans, n’a rien du profil type qu’on aurait présumé de son titre d’emploi. Originaire de la Floride, cette entrepreneure était encore dans la fin de la vingtaine quand, en 2015, elle a mis sur pied la LNHF, qui regroupait alors quatre équipes.

Un long portrait du réseau Sportsnet, publié il y a quelques mois, la décrit comme « celle qui hérite du rôle du vilain » et la qualifie de « femme la plus méconnue et la plus incomprise du monde du hockey », sans pour autant développer sur la polarisation qu’elle provoque sur son passage.

À sa création, la LNHF s’est attiré des éloges quasi unanimes en annonçant qu’elle verserait de 10 000 $ à 25 000 $ par saison à ses joueuses. Peu de détails étaient toutefois connus sur les investisseurs derrière l’organisation. Un an plus tard, sans avertissement, les joueuses apprenaient que leurs salaires étaient réduits de 38 %.

À la fin de la saison inaugurale, un investisseur et ex-haut dirigeant de la ligue a poursuivi le circuit pour réclamer des sommes qui lui étaient dues. Cette même année, des allégations de sommes impayées à Bauer ont aussi fait surface. L’équipementier n’est plus partenaire de la ligue depuis et soutient désormais l’Association des joueuses professionnelles formée l’année dernière.

Les défenseurs de Dani Rylan la décrivent comme une femme décidée. Ses détracteurs voient plutôt en elle une dirigeante entêtée qui ouvre peu son jeu lorsqu’elle fait la promotion de sa ligue.

Je pense qu’elle a fait des choses intéressantes sur le plan de l’entrepreneuriat, mais par sa manière de diriger et à travers ses communications, elle a semé le doute dans la tête de certaines joueuses, surtout les olympiennes. C’est pour ça qu’éventuellement, elles ont lâché la ligue.

Vanessa Gagnon

Au printemps 2019, lorsque la Ligue canadienne de hockey féminin (LCHF) a subitement annoncé la fin de ses activités, Rylan s’est empressée d’annoncer son intention d’ajouter sur-le-champ des équipes à Montréal et à Toronto. Une courte conférence téléphonique a toutefois laissé les joueuses sur leur appétit, déçues notamment de ne pas avoir accès à l’état des finances de la ligue.

« Elle a rendu notre décision facile », avait à l’époque résumé l’ex-joueuse des Canadiennes de Montréal Karell Émard à La Presse pour justifier le rejet de l’offre qui leur était faite.

Quelques semaines plus tard était créée l’Association des joueuses professionnelles (PWHPA), qui regroupe désormais les ex-membres de la LCHF, mais également un grand nombre d’anciennes joueuses américaines qui ont décidé de déserter la LNHF. Quelques joueuses vedettes de la formation américaine championne des Jeux olympiques de PyeongChang, dont Hilary Knight et Brianna Decker, avaient déjà bouclé leurs valises un an plus tôt pour venir jouer au Canada.

Au cours de la saison 2019-2020, aucune joueuse des programmes nationaux canadien et américain ne faisait donc partie de la LNHF.

La Presse a tenté de s’entretenir avec Dani Rylan pour discuter de l’état des lieux dans la LNHF, mais nos demandes ont été refusées.

« En mode éducation »

Anya Packer, directrice de l’Association des joueuses de la ligue (AJLNHF), a pour sa part accepté notre demande d’entrevue.

L’AJLNHF n’est pas un syndicat en bonne et due forme. Elle ne prélève pas de cotisations de ses membres, fait tout son travail bénévolement et est impliquée de près dans les décisions stratégiques du circuit – elle participe notamment aux discussions avec les commanditaires et a été partie prenante du partenariat que la Ligue a établi avec le réseau Twitch pour la diffusion des matchs en ligne.

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Anya Packer, directrice de l’Association des joueuses de la LNHF, alors qu’elle portait l’uniforme du Whale du Connecticut

C’est toutefois elle qui négocie les conditions de travail de ses membres. Selon Anya Packer, l’un des principaux gains réalisés au cours des dernières années a été de changer le statut des joueuses : depuis 2018, celles-ci ne sont plus considérées comme des travailleuses autonomes, mais bien comme des employées de la Ligue, ce qui leur confère une meilleure protection au regard des lois du travail.

L’AJLNHF a également obtenu de la Ligue un partage à parts égales des revenus de commandites, qui a valu aux joueuses un boni représentant 30 % de leur salaire pour la saison 2019-2020. Il s’agit sans contredit d’une avancée franche dans la rémunération des joueuses, mais cela ne donne néanmoins pas le pouls de la santé financière de la Ligue, puisque cette clause est rattachée aux revenus bruts et non aux profits.

Une augmentation salariale a également été annoncée en grande pompe l’été dernier, alors que le plafond salarial est passé de 100 000 $ à 150 000 $ par équipe ; n’empêche, du même souffle, le calendrier est passé de 16 à 24 matchs. Le salaire moyen par rencontre est donc resté le même.

L’association se réjouit par contre que le Pride de Boston ait été acheté par des investisseurs privés l’année dernière, ce qui a largement amélioré le sort des joueuses là-bas grâce à de nouvelles injections d’argent. La nouvelle formation de Toronto sera construite sur le même modèle, tandis que les quatre autres équipes de la LNHF appartiennent toujours à la Ligue.

Anya Packer estime que ce modèle de prise en charge par des propriétaires externes est « fantastique », car les clubs privés peuvent profiter de ressources plus substantielles. Cela trahit toutefois un écart qui se creuse entre les équipes riches et les autres : le Pride a conclu la saison 2019-2020 avec une fiche de 23-1-0.

Invitée à se prononcer sur le statut de ligue professionnelle de la LNHF, la directrice de l’AJLNHF a insisté sur le fait qu’il n’y avait, à son avis, « aucun doute » à ce sujet pour les joueuses ainsi que pour les dirigeantes des équipes et de la Ligue. Néanmoins, dit-elle, « la Ligue travaille très fort pour encore s’améliorer ».

« Nous continuons sans cesse d’augmenter les revenus et d’attirer des fans, assure Anya Packer. Mais il ne faut pas oublier qu’aux États-Unis, le hockey, même masculin, est l’un des sports les moins regardés. Nous sommes en mode éducation. 

« Chaque jour, nous améliorons la qualité [de la ligue]. Nous devenons meilleures, plus fortes. Et j’espère que les propriétaires prendront leurs responsabilités pour que ça continue. »

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