En entrevue avec La Presse, le docteur Dave Ellemberg, neuropsychologue et professeur titulaire au département de kinésiologie de l’Université de Montréal, sonne l’alarme : les bagarres doivent être bannies du hockey. Pendant ce temps, dans le hockey junior québécois, les bagarres s’éliminent d’elles-mêmes peu à peu.

« La LNH joue à l’ autruche »

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Le Dr Dave Ellemberg, neuropsychologue et professeur au département de kinésiologie de l’Université de Montréal

Pour le docteur Dave Ellemberg, neuropsychologue et professeur titulaire au département de kinésiologie de l’Université de Montréal, il n’y a aucun doute possible : les bagarres doivent être éliminées complètement du hockey, car il s’agit de l’élément qui augmente le plus le risque de commotion cérébrale dans un match.

Si vous deveniez le commissaire de la Ligue nationale de hockey dès demain, quelle serait votre première décision ?

Dave Ellemberg : Si j’étais le commissaire de la LNH et que mon intérêt était en premier la santé et la sécurité des joueurs, l’abolition des bagarres serait la première chose à l’ordre du jour. Il faudrait aussi abolir les coups sournois. Ce qu’il faut savoir, c’est que des études ont déjà démontré qu’une commotion cérébrale, une fois sur trois, n’est pas le résultat d’un accident ; c’est causé par un geste.

Est-ce que le protocole de la LNH concernant les commotions cérébrales est vraiment efficace ?

Selon ce que j’en comprends, ce protocole est à la discrétion des joueurs, qui peuvent en quelque sorte déterminer la date de leur retour au jeu ; quelque part, ça revient un peu au joueur de dire s’il a eu ou pas une commotion cérébrale, car la LNH pose ses diagnostics à partir des symptômes du joueur. Les tests qui sont effectués dans ces cas-là ne sont pas tous fiables, plusieurs études l’ont démontré, mais ceux qui fabriquent ces tests et ceux qui s’en servent affirment tous qu’ils sont fiables… Aussi, dans la LNH, ces tests sont effectués auprès des joueurs après une période de repos, et non pas après une période d’efforts, où les résultats seraient sans doute différents. Habituellement, après une première commotion cérébrale, la période de récupération normale est de deux ou trois semaines.

Vous avez probablement été surpris de constater que Paul Byron est revenu au jeu une semaine seulement après sa commotion cérébrale du 26 mars…

Ça ne m’a pas surpris parce qu’on voit ça trop souvent. Mais ça me décourage un peu. Un joueur peut affirmer qu’il se sent très bien, mais ça ne veut pas dire que l’enflure au cerveau est disparue ; seuls des examens approfondis peuvent le déterminer. Autrement dit, ce n’est pas parce que les symptômes ont disparu que le joueur est guéri. On laisse un peu le joueur décider, et il se retrouve en conflit d’intérêts envers lui-même, parce qu’il veut jouer. Les équipes veulent qu’il joue aussi, ses coéquipiers veulent qu’il joue. Un joueur qui revient à sa forme physique normale une semaine après avoir subi une commotion cérébrale, c’est à peu près impossible.

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Paul Byron mis K.-O. par le défenseur des Panthers MacKenzie Weega,
le 26 mars dernier

La LNH devrait-elle imiter la boxe et imposer des périodes de repos obligatoire à la suite d’une commotion cérébrale ?

Ça enlèverait de la pression aux joueurs, qui sentent l’obligation de revenir au jeu le plus rapidement possible. Il ne faut pas l’oublier : si on permet à un joueur de revenir sur la glace de façon trop hâtive, c’est clair que ça peut affecter sa santé à long terme. Il ne faut pas oublier non plus que les commotions cérébrales ont un effet cumulatif ; la suivante est plus dommageable que la précédente, et ainsi de suite. Je pense que la LNH joue à l’autruche dans le dossier des bagarres, parce qu’il y a une marge entre l’accident et le geste volontaire qui cause la commotion cérébrale. Et si on a peur des joueurs qui voudraient en « sortir » d’autres, alors il faudrait punir plus sévèrement les coups sournois.

La LNH autorise depuis peu la présence d’observateurs dans l’aréna, qui doivent être attentifs aux signes d’une commotion cérébrale. Est-ce une mesure efficace ?

Je ne sais pas. Quelle est la grille d’observation qu’ils ont sous la main, la grille décisionnelle ? Il faudrait mettre la main là-dessus, ça pourrait être intéressant à analyser… Il y a tant de questions. Est-ce que ces gens-là ont le dernier mot ? Est-ce qu’ils sont des observateurs indépendants ? Un médecin de la LNH m’a déjà contacté pour me dire à quel point c’est difficile de prendre une décision sur un joueur quand on est aussi un fan de l’équipe ou du joueur en question… Il y a souvent une grande proximité entre le personnel médical et les joueurs de la ligue. Ça fait en sorte que ce n’est pas facile de prendre de telles décisions.

En terminant, en 2019, les bagarres ont-elles encore leur place au hockey ?

Elles n’ont aucun sens. Elles doivent être éliminées complètement, car il s’agit de l’élément qui augmente le plus le risque de commotion cérébrale dans un match de hockey, et de façon significative en plus. Mais je constate aussi qu’elles servent à un aspect de marketing ; pour bien des gens, en Amérique du Nord en tout cas, le hockey est plus captivant et passionnant grâce aux bagarres. Il faut aussi se demander quel message est envoyé aux jeunes joueurs des rangs mineurs quand on tolère la bagarre dans les rangs professionnels.

Un grand changement de culture

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Deux colosses, Zdeno Chara et Matt Martin, s’affrontent lors d’un match entre les Bruins de Boston et les Islanders de New York, le 19 mars dernier.

Gilles Courteau se souvient d’une époque, quand même assez lointaine, où il était normal d’embaucher une firme de sécurité pour s’assurer que ça ne brasse pas trop à l’intérieur d’un aréna de hockey junior au Québec. « À Laval, ça prenait la police pour laisser passer les arbitres », se rappelle-t-il sans hésiter.

Ce quotidien pour le moins folklorique, à la limite du ridicule, était celui de la Ligue de hockey junior majeur du Québec (LHJMQ). Un circuit où, pendant longtemps, très longtemps, le nombre de points était aussi important que le nombre de poings sur la gueule. Il y a eu les années 70 et les bagarres générales à n’en plus finir, il y a eu les années 80 et les équipes à trois ou quatre goons chacune, il y a eu le début des années 90, entre autres avec le House of Pain à Laval…

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Bagarre entre Gilles Brazeau et Patrick Daley lors d'un match entre le National de Laval et le Junior de Montréal au Forum, le 31 octobre 1976

« Avant un match, j’ai déjà eu à demander aux deux équipes de tenir leur séance d’échauffement séparément, pour éviter que ça dégénère », relate Gilles Courteau.

Courteau est le commissaire de la LHJMQ depuis 1986, et il en a vu, des choses. Mais ce qu’il voit depuis quelques années dans son circuit est en phase avec ce qu’il est possible de constater un peu partout sur la planète hockey : on laisse la place aux joueurs de talent… et les bagarreurs sont en voie de disparition.

« Les bagarres, ça a diminué de façon importante dans notre ligue depuis 10 ans. Là, on est rendu à environ 0,31 bagarre par match, en moyenne. » — Gilles Courteau, commissaire de la LHJMQ

PHOTO ROCKET LAVOIE, ARCHIVES LE QUOTIDIEN

Gilles Courteau

« Il y a des règles qui ont été mises en place, explique-t-il, notamment pour l’instigateur, mais je dirais que c’est aussi une évolution qui s’est faite avec le temps. Les joueurs eux-mêmes se rendent compte qu’ils n’ont plus besoin de se battre pour se faire remarquer. Ça change. »

À ce chapitre, Gilles Courteau cite en exemple le cas de Patrice Lefebvre, un attaquant de 5 pi 6 po qui a, entre autres exploits, réussi une saison de 200 points en 70 rencontres à Shawinigan en 1987-1988, mais qui n’a jamais pu faire carrière dans la Ligue nationale en raison de sa petite taille. « Patrice, dans le hockey moderne, il aurait une place dans la LNH. Maintenant, on peut voir des gars de petite taille, comme Yanni Gourde, qui jouent dans la LNH mais qui n’auraient pas pu le faire il y a 10 ou 15 ans. »

Derrière le banc

Ce changement de mentalité s’opère aussi derrière le banc. Les entraîneurs qui grimpent dans les vitres et qui jouent la carte de l’intimidation ont disparu. À Blainville-Boisbriand, par exemple, l’entraîneur de l’Armada se nomme Bruce Richardson, un homme qui, dans son jeune temps, ne détestait pas jouer des poings. Selon sa propre estimation, il a pris part à plus de 200 bagarres lors de sa carrière.

Mais aujourd’hui, Bruce Richardson trouve que ça ne sert plus à rien.

« J’étais dans les rangs juniors au milieu des années 90 et c’était une autre époque, explique-t-il. Il fallait que je me batte pour faire ma place, et j’ai dû le faire pour avoir une carrière de 14 ans dans les ligues professionnelles, comme la ECHL ou la Ligue américaine. J’avais du talent, mais pas assez, alors il fallait que je me batte pour y arriver. »

Il arrive que des recruteurs viennent lui parler pour tenter d’en savoir plus à propos d’un jeune joueur, et quand ça se produit, Bruce Richardson réalise chaque fois à quel point les critères d’évaluation ont changé.

« Il n’y a plus aucun recruteur qui a une colonne pour les bagarres dans sa grille d’évaluation. » — Bruce Richardson

Il y a aussi que l’entraîneur de l’Armada voit les choses d’un œil différent depuis que son fils Blake, un attaquant de 17 ans, évolue dans sa formation.

« Blake s’est battu lors d’un match cette saison, et il n’avait jamais fait ça auparavant. Pas sur la glace, pas dans la cour d’école, jamais. Ça m’a un peu ébranlé. J’aime pas ça, voir des jeunes de 16 à 20 ans qui se battent. Si tu me disais demain matin que les bagarres allaient être bannies, je ne serais pas contre. Je ne joue plus depuis plusieurs années, mais le matin, quand je me lève, je ressens encore les impacts des bagarres. J’ai été opéré deux fois au visage, j’ai une plaque dans la face, j’ai le nez croche. Je me lève et j’ai mal au cou, j’ai mal à la tête. »

Pour l’heure, les dirigeants de la LHJMQ ne songent pas à adopter un règlement qui mettrait fin aux bagarres une fois pour toutes, mais selon Gilles Courteau, ce jour-là n’est peut-être plus si loin.

« Il y a encore un public pour ça, mais c’est très minime, estime le commissaire. Les gens viennent à nos matchs pour voir du hockey axé sur la rapidité et les habiletés des joueurs. Je pense qu’un jour, on va arriver à l’interdiction complète des bagarres, et c’est l’évolution du hockey qui va nous y mener. Il ne faut pas attendre que quelque chose de grave survienne à la suite d’une bagarre. »

Moyenne de bagarres par match dans la LHJMQ lors des cinq dernières saisons

2018-2019 0,31 2017-2018 0,36 2016-2017 0,46 2015-2016 0,50 2014-2015 0,67

Source : LHJMQ