Il y a encore de la bagarre au hockey… mais de moins en moins. Alors que la LNH refuse toujours d’abolir cette pratique, de plus en plus de jeunes joueurs désirent s’éloigner de ce style de jeu, même si certaines mentalités ont la vie dure.

Une tradition en déclin

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Deux joueurs qui ne dédaignent pas jeter les gants : Marcus Foligno du Wild du Minnesota et Tom Wilson des Capitals de Washington

Gary Bettman, le commissaire de la Ligue nationale de hockey, le dit souvent : les bagarres existent au hockey… parce qu’elles ont toujours existé. Mais la tendance semble sur le point de s’essouffler.

En 2011, l’Association des joueurs de la Ligue nationale de hockey, de concert avec le réseau CBC, a sondé 318 de ses membres en leur posant plusieurs questions, dont celle-ci : est-ce que les bagarres devraient être complètement bannies du hockey ?

En tout, 98 % des joueurs sondés ont répondu non.

Il y a de ces choses qui ne changent pas, et parmi celles-ci, il y a cette certitude : dans le hockey de la Ligue nationale, on se bat… parce qu’on l’a toujours fait.

Cela remonte à loin. À très loin. Ainsi, en 1922, les dirigeants de la ligue ont ajouté au livre des règlements une pénalité de 5 minutes pour s’être battu. Une façon de punir la bagarre… tout en la tolérant. Cette incohérence est présente à ce jour dans une ligue qui veut punir les coups à la tête, mais qui accepte encore que deux rivaux se frappent à poings nus, dans une ligue où plusieurs équipes ont déjà misé sur la bagarre comme outil de marketing tout en refusant d’en parler ouvertement. 

C’est qu’un certain malaise entoure la bagarre au hockey ; d’ailleurs, la direction du Canadien n’a pas voulu répondre aux questions de La Presse lors de la rédaction de ce reportage.

En parcourant le grand livre d’histoire de la LNH, on comprend bien rapidement que les taloches ont toujours fait partie du paysage, autant que les tirs du poignet ou les arrêts de la mitaine. En 1936, la grande finale entre les Red Wings de Detroit et les Maple Leafs de Toronto a été marquée par une bagarre générale. En 1987, un match de finale de conférence au Forum de Montréal entre le Canadien et les Flyers de Philadelphie a commencé avec plusieurs minutes de retard en raison d’une mêlée générale… lors de la période d’échauffement.

Au fil du temps, cette réalité a été glorifiée, cette agressivité, érigée en culture ; encore aujourd’hui, on dit d’un joueur qui conclut un match avec un but, une aide et une bagarre qu’il a réussi un « tour du chapeau à la Gordie Howe », une référence au légendaire joueur des Red Wings de Detroit, célèbre autant pour ses buts que pour ses coudes au visage.

Dans un tel univers, il ne faut pas se surprendre que 98 % des joueurs aient dit non à l’idée d’abolir la bagarre il y a huit ans, et selon l'ex-joueur de la LNH Georges Laraque, si on reprenait le même sondage auprès des joueurs de 2019, on obtiendrait le même résultat.

« Gary Bettman a raison de dire que si on enlève les combats, ça va devenir fou sur la glace. Sans les bagarres, c’est garanti, on va se retrouver avec un festival de coups de bâton et de coups sournois, parce qu’il n’y aura plus la menace d’un prix à payer. » — George Laraque, ex-homme fort de la LNH

Bettman, le commissaire de la LNH, a d’ailleurs martelé ce même message à plus d’une reprise aux membres du sous-comité sur les commotions cérébrales à Ottawa il y a un peu plus d’une semaine, tout en rappelant que ce sont les joueurs qui veulent conserver le privilège de se battre.

« C’est de cette façon qu’on a toujours joué au hockey, et c’est de cette façon que les joueurs veulent qu’on y joue, a répondu Gary Bettman à La Presse à Ottawa. Aussi, toutes nos études démontrent que de 65 % à 70 % de nos fans trouvent que le hockey est actuellement disputé à un degré de robustesse qui est jugé satisfaisant. »

« Un joueur qui ne veut pas se battre n’est pas obligé de le faire, il peut rebrousser chemin », assure Bettman.

« Je dirais qu’environ 75 % ou 76 % de nos joueurs ne participent jamais à des bagarres. Les autres, ceux qui y prennent part, c’est peut-être une seule bagarre pendant toute la saison… Les joueurs qui ne veulent pas se battre ne sont pas obligés de le faire. » — Gary Bettman, commissaire de la LNH

À ce sujet toutefois, ce n’est pas si simple, et c’est ici que l’exemple de Paul Byron ne saurait être ignoré. L’attaquant du Canadien a subi un K.-O. sur la glace du Centre Bell le 26 mars lors de son combat contre le défenseur MacKenzie Weegar, des Panthers de la Floride.

En vertu du « code » des joueurs de la LNH, Byron avait à répondre de ses actes face à Weegar, qu’il avait sonné d’un coup à la tête lors d’un match précédent au mois de janvier. Cela, même si le joueur du Canadien a été suspendu le temps de trois matchs pour son geste. « Si Byron avait dit non [à Weegar], il aurait perdu le respect de tous les joueurs dans la ligue », tranche Laraque.

Les poings, c’est aussi une question d’habitude ; depuis leurs premiers coups de patin au hockey junior, et parfois aussi un peu avant, on rappelle aux joueurs combien la notion de respect est cruciale, combien la peur n’est pas une option. Ça devient inné, ancré en eux.

« Les joueurs de hockey sont programmés comme ça, explique l’ex-défenseur Enrico Ciccone. C’est comme un ordinateur ; tu le reçois et tu peux le programmer comme tu veux. Les joueurs, pendant leur carrière, c’est un peu ça. Ils ne vont pas sur la glace en pensant aux dangers des bagarres, aux commotions cérébrales ; ils ont été programmés pour ça. C’est seulement après, une fois la carrière terminée, qu’ils vont comprendre les dangers d’un coup à la tête. »

Dans la foulée, Ciccone affirme que la bagarre ne sert plus à rien – « c’est révolu », croit-il –, et les récentes tendances observées dans le monde du hockey tendent à lui donner raison. Ainsi, 7664 buts ont été marqués dans la LNH cette saison – une moyenne de six buts par match –, un record. La saison 2018-2019 est la troisième d’affilée où le total des buts est à la hausse, ce qui permet de conclure que les joueurs qui savent quoi faire avec une rondelle ont la cote.

En chute libre

À l’inverse, les gants se jettent de moins en moins sur la glace. Selon le site hockeyfights.com, il y a eu 226 bagarres dans la LNH cette saison. En guise de comparaison, on peut reculer à il y a 10 ans, lors de la saison 2008-2009, où 734 bagarres avaient eu lieu. Une différence appréciable.

Les définitions de tâches ont aussi changé. Jadis, des poids lourds occupaient des postes de quatrième trio. Plus maintenant. « Les bagarres n’ont plus leur place, estime Vincent Damphousse, qui a disputé 1378 matchs dans la Ligue nationale. Je n’hésiterais pas à les bannir, c’est certain. »

Peut-être que les patrons de la LNH ne veulent pas avoir à le faire eux-mêmes, ni les joueurs, parce que de toute façon, c’est le temps qui s’en chargera. À Ottawa, Bettman a parlé d’un vent de changement « organique », rappelant au passage que 85 % des matchs du circuit cette saison ont été présentés sans bagarre.

On ajoutera que les 10 bagarreurs les plus actifs ont totalisé chacun 6 combats en 2018-2019. Il fut un temps où les hommes forts les plus populaires du hockey pouvaient atteindre ce chiffre en une semaine ou presque…

« Il fut un temps aussi où l’on disait qu’une bagarre pouvait changer l’allure d’un match, rappelle Bruce Richardson, entraîneur de l’Armada de Blainville-Boisbriand dans la LHJMQ. Au premier tour des séries, Alex Ovechkin a passé le K.-O. à un adversaire [Andrei Svechnikov, des Hurricanes de la Caroline], mais est-ce que les Capitals ont gagné la série pour autant ? Non. Pour moi, les bagarreurs sont comme les dinosaures ont déjà été : en voie d’extinction. »

Le corps meurtri

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Enrico Ciccone dans l’uniforme des Blackhawks de Chicago, en 1996

En quoi consiste la vie d’un joueur de hockey qui doit se servir de ses poings ? Et quelles peuvent être les conséquences à long terme ? Enrico Ciccone raconte.

On demande à Enrico Ciccone de nous raconter la journée typique d’un joueur de hockey qui doit jouer « physique », comme on le dit dans le milieu, et il répond assez rapidement sans hésiter.

C’est que Ciccone, même s’il est retraité du hockey depuis presque 20 ans, n’a rien oublié de son quotidien de joueur. Et puis de toute façon, même s’il voulait l’oublier, son corps lui rappelle chaque matin qu’il a jadis été joueur professionnel. Un boulot pas si facile, exigeant, qu’il s’est chargé de faire pendant 374 rencontres dans la LNH.

« Tu vois, c’est ça, l’affaire… le quotidien d’un joueur comme moi, c’est pas seulement une journée, commence-t-il par dire. C’est pas une journée parce que ça commence en partant, au début de la saison. Tu reçois le calendrier de ton équipe, tu regardes les matchs qui sont à l’horaire, et rapidement, tu identifies les soirs où ce sera plus compliqué.

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Combat entre Enrico Ciccone, du Canadien, et Dale Puriton, des Rangers de New York, en 2000

« C’est différent maintenant, mais dans mon temps, il y avait des durs avec chaque équipe. Des gars comme Tie Domi, comme Ken Baumgartner… Tu regardes le calendrier, tu vois ce qui s’en vient, et là, il y a un peu d’angoisse qui embarque. Une fois que t’es sur la glace, ça va, mais c’est tout ce qui se passe avant le match qui est plus difficile. C’est les brûlements d’estomac, le manque de sommeil, le manque d’appétit.

« Ce que je voulais avant tout, c’est de ne pas avoir l’air fou. Pour un gars comme moi, un défenseur physique, la pire affaire, c’était de se retrouver sur le dos après une bagarre. »

« Je ne voulais pas que ça arrive parce que dans mon rôle, j’avais l’impression d’être celui qui était responsable de charrier l’émotion du club, je ressentais ce fardeau-là. »  — Enrico Ciccone

« Et puis quand j’étais impliqué dans un combat et que je gagnais, ça apportait quelque chose à l’équipe. Je le savais, c’était vraiment comme ça. C’est un fardeau parce qu’en tant que joueur physique, tu sais que tes actions vont aider l’équipe… ou ne vont pas l’aider. C’est une grosse responsabilité.

« Je me souviens d’un coéquipier avec les Blackhawks, Cam Russell. Lui, chaque fois qu’il se battait, trois fois sur quatre, il mangeait une volée. Mais parce qu’il y allait, il était super apprécié de tout le monde dans le vestiaire. C’est ce qui est arrivé avec Paul Byron au Centre Bell lors de son combat ; il a décidé d’y aller même si la bagarre, ça ne fait pas partie de son jeu. C’est plate, mais si Byron a senti le besoin d’y aller, c’est parce qu’il y a encore cette culture macho au hockey, où tu dois répondre de tes actes, où tu dois démontrer que t’es un gars d’équipe. J’ai été surpris de constater que c’est encore de même que ça marche.

« Mais après un combat, tu te sens super valorisé. Tout le monde t’aime après un combat. Tes coéquipiers, le coach, le soigneur, tout le monde. Moi, je le voyais très bien : après une bataille, le coach m’aimait vraiment plus, et je savais qu’il allait ensuite m’en donner plus, me faire confiance, me donner des récompenses. Aujourd’hui, j’ai 49 ans, je repense à tout ça, et je vois bien que ça n’a aucun bon sens. Mais c’est comme ça que ça marche.

« Maintenant, j’ai de la misère à manger avec une fourchette. Je fais de l’arthrite, j’ai les doigts croches. À l’automne, à cause de l’humidité, c’est terrible. Ça me prend 30 à 45 minutes le matin avant d’être capable de me mettre à marcher normalement. Mais je ne me plains pas. Je ne suis pas le seul… »

Dans son nouveau rôle d’homme politique, celui qui est dorénavant député dans Marquette veut tenter de changer un peu les choses. C’est pourquoi il a déposé le mois dernier le projet de loi 196, qui vise à recueillir des données sur la santé des jeunes de moins de 18 ans qui auraient eu à composer avec des commotions cérébrales lors de la pratique d’un sport.

« J’ai dû subir au moins cinq ou six commotions cérébrales quand je jouais, mais rien de diagnostiqué. Alors je n’ai jamais rien raté à cause de ça, jamais raté un match ou un entraînement. Mais c’est sûr que je me pose des questions : dans la cinquantaine, est-ce que je vais faire de l’alzheimer ? De la démence ? » — Enrico Ciccone

« La LNH continue de dire qu’il n’y a aucun lien entre les commotions cérébrales et l’encéphalopathie traumatique chronique, et ça me dégoûte. Il y a des anciens joueurs qui sont morts. Qui sont devenus des sans-abri. Joe Murphy [ancien premier choix des Red Wings de Detroit] vit dans le bois. On est rendus là, et j’ai hâte de voir qui sera le propriétaire qui va, le premier, admettre publiquement que la LNH a un problème avec les commotions cérébrales. J’aimerais que ce soit quelqu’un comme Geoff Molson qui le fasse. Le hockey a un problème, il faudrait qu’on le dise. »

Le « semi-pro » aussi a changé

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Match entre les Pétroliers du Nord et l’Assurancia de Thetford Mines, dans la Ligue nord-américaine de hockey, en mars dernier

Le style de jeu de la Ligue nord-américaine de hockey (LNAH) a une certaine réputation, et Jean-François Laplante en est pleinement conscient.

« Il y a des matchs de la ligue qui ont été diffusés sur les ondes de TQS pendant le lock-out de la LNH en 2004-2005, et ce sont des images qui ont marqué l’imaginaire québécois, admet-il. Il y a encore des gens qui nous associent à ça et, pour nous, c’est un combat quotidien. »

Jean-François Laplante est commissaire de la LNAH depuis bientôt un an, et en acceptant le poste, il savait un peu dans quoi il s’embarquait. C’est que le « semi-pro », comme l’appellent les intimes, souffre de sa mauvaise réputation. Quand on en parle, c’est presque toujours à cause d’un événement disgracieux, comme ce fut le cas l’hiver dernier lorsqu’un événement à caractère raciste qui s’est produit à Saint-Jérôme, visant le défenseur Jonathan Diaby, a rapidement fait le tour de la planète hockey.

On voit aussi de temps à autre circuler des vidéos virales de « tapes sur la gueule », et on se dit que le semi-pro n’a pas changé tant que ça. Mais Jean-François Laplante jure que les choses ont changé, et qu’elles vont continuer de changer.

« Les bagarres sont considérablement en baisse dans notre circuit. Cette saison, on a obtenu une moyenne de 1,3 bagarre par match. C’est tout un changement parce qu’il y a 10 ans, on était à quelque chose comme quatre ou cinq bagarres par rencontre. » — Jean-François Laplante, commissaire de la LNAH

Autre signe que les temps changent : il y a des équipes de la LNAH qui ne comptent plus le moindre joueur dont la tâche consiste à se battre. De plus, la décision de réduire les formations à 19 joueurs – 17 attaquants et défenseurs ainsi que 2 gardiens – a eu comme effet de retirer un poste aux joueurs de quatrième trio.

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Kevin Bolduc, de l’Assurancia de Thetford Mines, et Derek Parker, des Pétroliers du Nord

« Alors si tu places deux durs à cuire sur ton quatrième trio, les autres équipes vont te brûler, explique le commissaire. J’ai moi-même joué dans cette ligue pendant huit ans, et mes équipes misaient souvent sur trois ou quatre gars qui étaient là juste pour se battre. Maintenant, dans toute la ligue, je dirais qu’il y a deux gars qui sont des bagarreurs. On a un club en finale présentement, les Marquis de Jonquière, qui n’en a pas. On ne veut plus faire de la promotion avec ça. C’était le cas avant, mais on est rendus ailleurs parce que ce n’est plus ça, l’avenir du hockey. »

Il faut dire que les joueurs de la LNAH, pour la plupart, sont issus des rangs juniors, et Jean-François Laplante a remarqué que ces joueurs-là n’ont plus le réflexe de se donner des taloches.

« Les jeunes qui arrivent du junior n’ont plus cette mentalité-là, ils ne pensent plus comme ça. Je dirais que 99 % de nos joueurs proviennent du junior majeur, et le hockey junior majeur québécois ne produit plus de bagarreurs, donc il n’y a plus de relève ! » — Jean-François Laplante, commissaire de la LNAH

Aussi, les joueurs de la LNAH sont… des joueurs de hockey. Ça n’a pas toujours été le cas. « Disons qu’il n’y a plus aucune équipe qui engage un videur de club pour venir se battre dans nos matchs ! », conclut le commissaire.