Le 6 avril 2004, le directeur des Sports de La Presse, Jean-François Bégin, alors chroniqueur, écrivait ce texte sur Émile «Butch» Bouchard.

Le Canadien n'a pas remporté la Coupe Stanley depuis 1993. Depuis ces quelques semaines au cours desquelles Patrick Roy avait multiplié les miracles. Depuis ce printemps surréaliste où l'équipe de Jacques Demers était devenue absolument invulnérable en prolongation.

Onze ans. Dans l'histoire glorieuse de cette concession, autant dire une éternité. Ou deux. La dernière fois que l'équipe a connu un aussi long passage à vide, les tramways roulaient toujours dans Montréal, Maurice Duplessis et Adélard Godbout se disputaient le pouvoir et Maurice Richard n'était encore qu'un jeunot aux os fragiles.

Retour en arrière. Au début de la saison 1943-1944, cela faisait 12 ans et demi, depuis l'époque d'Aurèle Joliat et Howie Morenz, que le Canadien n'avait pas mis la main sur le précieux trophée de Lord Stanley. Mais les choses allaient bientôt changer.

Propulsé par la «Punch Line» de Maurice Richard, Elmer Lach et Toe Blake et par les performances irréprochables de Bill Durnan devant le filet, le CH allait connaître une saison de rêve, couronnée par une victoire en quatre matchs en finale contre les Blackhawks de Chicago.

C'était il y a 60 ans, l'année où la LNH a introduit la ligne rouge. Le début de l'ère moderne. Le Rocket avait connu un match de cinq buts en cinq tirs contre Toronto et le Tricolore était demeuré invaincu en 25 parties au Forum.

Émile «Butch» Bouchard était là. Il était un pilier de la brigade défensive du Canadien, un joueur à la force légendaire qui n'avait peur d'absolument personne et qui allait éventuellement porter le «C» du capitaine pendant huit saisons, de 1948 à 1956.

Le père de Pierre Bouchard a aujourd'hui 84 ans (et non 83, comme l'indiquent faussement à peu près tous les ouvrages sur le hockey). Il s'appuie désormais sur une canne et son coeur est affaibli, mais sa poignée de main est restée ferme et sa grande taille (6'2), peu commune parmi les joueurs de sa génération, continue d'impressionner.

Sa femme Marie-Claire et lui sont revenus au Québec il y a quatre ans après avoir passé deux décennies en Floride. Cette saison, il a assisté à une dizaine de parties au Centre Bell (qu'il appelle encore le Forum, comme bien d'autres). C'est là, au salon des Anciens, que je l'ai rencontré il y a quelques jours.

Au début, il ne se rappelait plus contre qui le Canadien avait gagné en 1944. Mais ça lui est vite revenu. «Je m'en souviens. On avait complètement dominé les trois premiers matchs. On avait un vrai bon club. Mais dans la quatrième partie, Chicago menait 4-1 après deux périodes et la foule s'était mise à crier "Fake! Fake!" parce qu'elle pensait qu'on faisait exprès, pour pouvoir jouer un match de plus. Avant la troisième période, on s'était promis de gagner et on avait finalement remonté le compte. C'est moi qui avais fait la passe à Toe Blake sur son but gagnant (en prolongation).»

Je voulais qu'il me parle de l'ambiance qui régnait à l'époque dans Montréal pendant les séries. Mais ses souvenirs à ce sujet sont devenus imprécis. Une chose est sûre, toutefois: les joueurs n'étaient pas les super-vedettes qu'ils sont devenus de nos jours. «Il n'y avait pas de télévision dans ce temps-là, seulement la radio. À part les gens qui venaient à nos matchs au Forum, on ne nous reconnaissait pas. Le Montréal-Matin avait commencé à parler un peu de sport, Le Petit Journal de Charles Mayer aussi, et puis Zotique Lespérance à CKAC. Mais ce n'était pas comme aujourd'hui.»

Le Canadien sortait tout juste d'une période difficile marquée par la désaffection de ses partisans. «Quand je jouais dans le senior (jusqu'en 1939-1940), le Forum était plein le dimanche, alors qu'il était à moitié vide pour les matchs du Canadien, le samedi. La folie furieuse pour le Canadien n'a commencé qu'une fois que Dick Irvin est arrivé et qu'il a rebâti avec des plus jeunes comme Lach, Richard et moi.»

À sa première année dans la Ligue nationale, il a gagné 4000$. Quinze ans plus tard, au moment de sa retraite, il touchait tout juste 15 000$. Ce n'était pas l'extrême pauvreté, mais pas le Pérou non plus. «Les joueurs devaient travailler en dehors du hockey, sinon c'était difficile d'arriver», raconte-t-il. Lui-même a d'abord été apiculteur, après avoir acheté une cinquantaine de ruches dès l'âge de 17 ans (ce qui lui a d'ailleurs évité de devoir aller se battre en Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale). Puis il a exploité un restaurant, «Chez Butch Bouchard», pendant 32 ans, en arrière de chez Dupuis Frères.

Mais il ne voudrait surtout pas avoir l'air envieux envers les joueurs du 21e siècle, même s'il juge exagérés les salaires de 10 ou 12 millions que reçoivent les Jagr et les Forsberg de ce monde. «Je suis bien content pour eux. On leur offre l'argent, ils ne sont pas pour le refuser. Ce sont les propriétaires qui se sont détruits entre eux. «Il ne verse pas non plus dans la nostalgie. «Je ne suis pas prêt à dire que le hockey est moins bon, parce que le public aime ça: il y a 21 000 personnes à chaque match au Forum. C'est comme les voitures: elles sont bien meilleures aujourd'hui que dans le temps. Les joueurs patinent beaucoup plus vite maintenant. Mais c'est vrai qu'il y avait peut-être plus de finesse dans notre temps, parce qu'il y avait moins de robustesse.»

Le Canadien de cette année a-t-il des chances de rééditer l'exploit accompli par les joueurs de 1944? «Dans les séries, il faut être chanceux. Les blessures sont un facteur important. Le club en meilleure condition physique peut en profiter- et ça va bien pour le Canadien de ce côté-là», note-t-il.

Mais on sent qu'il aimerait que son ancienne équipe ait un peu plus de punch. «Le Canadien ne compte pas beaucoup, et certains soirs, pas du tout. Ils ne sont pas si méchants que ça, mais il leur manque parfois un petit quelque chose.»

Quelque chose comme la passion du Rocket. Et la force d'Émile Bouchard.