Quand Theoren Fleury s'est enfoncé un pistolet dans la bouche, dans sa maison de Santa Fe, à l'été 2003, il arrivait au terme de trois mois de débauche ininterrompue. Mais le long dérapage qui l'avait conduit dans un univers glauque où le jeu, la coke, la vodka et les danseuses constituaient son pain quotidien avait commencé bien avant. Deux décennies plus tôt, en fait: le jour où il était tombé entre les pattes d'un entraîneur pédophile, Graham James.

Les allégations de l'ancien attaquant des Flames de Calgary, qui a lancé la semaine dernière une autobiographie déchirante, Playing with Fire, n'ont guère étonné. Le monde du hockey soupçonnait depuis longtemps que Fleury avait été abusé de la même manière que l'ancien joueur de la LNH Sheldon Kennedy, dont les révélations, il y a 13 ans, ont valu à James de passer trois ans en prison.

Fils d'un père alcoolique et d'une mère accro au valium, Fleury reconnaît qu'il était prédisposé aux pires excès. Mais il n'aurait peut-être pas flambé en poudre, en alcool et en dettes de jeu les 50 millions qu'il a gagnés au cours de sa carrière si son chemin n'avait pas croisé celui d'un prédateur comme James.

«La seule façon pour moi de composer avec la douleur était de m'auto-médicamenter, m'a dit Fleury en entrevue téléphonique, la semaine dernière. J'essayais de masquer la douleur, je buvais constamment de manière excessive. C'était dû en grande partie à ces trois années (sous la coupe de James) au cours desquelles j'étais confus, seul et plein de honte et de culpabilité.»

Fleury raconte dans le livre que les agressions ont commencé alors qu'il n'avait que 14 ans. James était son entraîneur dans le Junior Tier II, à Winnipeg, et insistait pour que l'adolescent quitte sa pension deux soirs par semaine pour coucher chez lui. Dans un épisode particulièrement tordu, James traverse les États-Unis en voiture avec Fleury et Kennedy pour aller à Disneyland. L'entraîneur passe d'un lit à l'autre et abuse de Kennedy dans la voiture pendant que son compagnon d'infortune dort sur la banquette arrière. «C'était fou. Un voyage au-delà du réel», écrit Fleury.

C'est en partie pour aider les victimes de ce genre d'agression que Fleury a entrepris il y a trois ans la rédaction de son livre, en compagnie de la journaliste Kirstie McLellan Day. «C'est un sujet important et j'ai senti qu'il fallait que l'histoire soit racontée. Les statistiques disent qu'une fille sur trois et un garçon sur six sont abusés avant l'âge de 18 ans. C'est quand même incroyable», a dit Fleury.

Certains l'ont critiqué d'avoir gardé le silence quand Kennedy s'est adressé à la police, en 1996. «Je suis sûr que Sheldon aurait aimé que je fasse une sortie publique pour l'appuyer, mais c'était impossible», a répondu Fleury, qui examine présentement la possibilité de porter plainte contre James. «Je ne m'étais pas encore engagé dans le processus de guérison qui me permet aujourd'hui de me sentir fort et de ne plus craindre de retomber dans mes mauvaises habitudes.»

D'autres se demandent comment Fleury a pu investir en toute conscience 125 000$ dans les Hitmen de Calgary quand James a bâti cette équipe junior au milieu des années 90. «C'est comme le syndrome de Stockholm, comme une femme prise dans une situation de violence domestique qui revient toujours vers son mari parce que c'est la seule réalité qu'elle connaît, a-t-il expliqué. C'était une erreur de jugement, je ne m'en cache pas.»

On disait qu'à cinq pieds six, il était trop petit pour percer dans la LNH, mais Fleury a connu une carrière remarquable. Le choix de huitième ronde des Flames en 1988 a marqué 455 buts, récolté 1088 points en 1084 matchs (sans parler de 1840 minutes de punition!) et gagné une Coupe Stanley et une médaille d'or olympique. On a intronisé certains au Temple de la renommée pour moins que ça.

Mais derrière l'étoile qui filait sur la glace se cachait un double malsain qui écumait les bars et faisait la noce avec «des freaks, des travestis, des stripteaseuses et toutes sortes de gens douteux.» Fleury affirme qu'il a échoué 13 tests de contrôle pendant qu'il était surveillé par la LNH dans le cadre de son programme destiné aux joueurs souffrant de problèmes de dépendance. Il mettait du Gatorade dans son urine pour tromper les testeurs et soutient même avoir utilisé l'urine de son jeune fils Beaux.

«C'est une maladie dégénérative», a-t-il dit à propos de la dépendance à l'alcool et aux drogues dont il souffrait. «Ça ne s'améliore jamais, ça ne fait qu'empirer et empirer. Je voulais que les gens comprennent qu'on ne devient pas sobre tout seul. Ça ne fonctionne pas.»

Mais l'instinct de survie est fort. Assez pour que Fleury dépose son pistolet, avant de le lancer dans le désert, il y a six ans. Assez pour qu'après avoir rencontré Jenn, devenue sa femme, il finisse par faire le ménage dans sa tête. Il est sobre depuis septembre 2005. «Je ne suis plus une victime», a-t-il assuré.

Il espère maintenant que son livre, qui occupe la tête du palmarès des ventes d'Amazon au Canada, permettra à son message d'être entendu. «Aussi bas que l'on tombe, il est toujours possible de se relever.»