Mario Lemieux a toujours voué une admiration sans borne à Guy Lafleur. Et les deux auraient bien pu être réunis chez les Penguins dans les années 1980.

« Il veut Lafleur en cadeau : Lemieux fait des pressions. »

La manchette ne manque pas de panache. En première page du tabloïd des Sports de La Presse, le 1er octobre 1985, la nouvelle frappe l’imagination : à Pittsburgh, Mario Lemieux fait des pieds et des mains pour convaincre son directeur général d’acquérir les services de Guy Lafleur, qui a prématurément annoncé sa retraite la saison précédente.

On apprend, dans ces mêmes pages, que le DG des Penguins, Eddie Johnston, a déjà rencontré Serge Savard pour discuter d’une transaction – les droits de Lafleur appartenaient toujours au Canadien. A priori, les relations tendues entre Lafleur et l’entraîneur Bob Berry, autrefois du Tricolore, pourraient représenter un obstacle. Or, « Berry serait prêt à faire des concessions », assure le jeune Lemieux, qui s’apprête alors à fêter ses 20 ans.

Cet échange, l’histoire nous l’a appris, n’a jamais eu lieu… au grand désarroi de Lemieux.

Ce n’était toutefois ni la première ni la dernière fois que le sort de ces deux joueurs serait lié.

De 14 ans l’aîné de son compatriote, Lafleur connaissait les meilleures saisons de sa carrière dans la LNH alors que Lemieux dominait le hockey mineur de son quartier.

Le Magnifique n’avait d’yeux que pour Lafleur lorsqu’il a grandi à Ville-Émard, dans le sud-ouest de l’île de Montréal, pas très loin du Forum. « Il était le meilleur au monde », résumera-t-il des années plus tard*.

Le 4 mars 1981, Lafleur récolte le 1000e point de sa carrière. Dans la toute première rangée du Forum, un grand adolescent endimanché applaudit, hypnotisé par son idole qui salue la foule. Une future légende salue une légende au sommet de son art.

Le moment est immortalisé par un photographe de La Presse Canadienne. « C’est une photo que je chérirai toute ma vie », nous a indiqué Lemieux dans un courriel.

Notre collègue Guillaume Lefrançois a d’ailleurs retracé l’histoire derrière ce cliché en 2019.

Relisez notre reportage

À sa deuxième saison chez les Voisins de Laval, dans la LHJMQ, c’est au record présumé imbattable de Guy Lafleur que Lemieux s’attaque : celui de 130 buts en une saison.

À propos de son record sur le point d’être battu par Lemieux, Lafleur confie que le Canadien a besoin d’un gars comme lui pour le remplacer. « Un joueur de sa trempe devrait passer toute sa carrière à Montréal. Je lui souhaite bonne chance »*, ajoute-t-il.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @LAVALHOCKEY

Mario Lemieux a marqué 133 buts en 1983-1984.

Le souhait de Lafleur ne sera pas exaucé, mais Lemieux marquera néanmoins six buts contre les faibles Chevaliers de Longueuil le 14 mars 1984 pour s’emparer seul du record. Avec les Voisins, il remporte ensuite la Coupe du Président, et c’est Lafleur lui-même qui lui remet le trophée – portant son nom – qui récompense le joueur le plus utile des séries éliminatoires.

Le 66 était toutefois loin de se douter que moins d’un an et demi plus tard, son rêve de jouer sur le même trio que son idole passerait près de se réaliser.

Partie remise

Rien ne se passe, finalement, en 1985. Après avoir rompu tous ses liens avec le Tricolore en septembre, Lafleur affirme qu’il compte « étudier sérieusement la possibilité d’un retour au jeu » qui, on le sait, ne se concrétisera pas.

Ce n’était toutefois que partie remise.

Le 17 août 1988, à la une de La Presse, le titre « Peut-être à Pittsburgh » coiffe une photo de Lafleur. Dans le cahier des Sports, on apprend les Red Wings de Detroit et les Kings de Los Angeles, qui venaient d’acquérir Wayne Gretzky la semaine précédente, se retirent de la course pour attirer le Démon blond.

Les Penguins seraient toujours dans le coup, et Lemieux ne perd pas espoir.

Guy serait mieux à Pittsburgh avec moi… et les Penguins sont sûrement intéressés. Nous avons besoin d’un vétéran de sa trempe pour nous stimuler, inspirer les jeunes. Il a déjà gagné des coupes Stanley. Il a toujours été un athlète avide de victoire.

Mario Lemieux, à des journalistes qui l’attendent à la sortie d’un club de golf de Dorval, en 1988

Le surlendemain, Lafleur signe un contrat d’un an avec les Rangers de New York, conditionnel à sa performance à leur camp d’entraînement.

Dans La Presse du 1er octobre, Lemieux ne cache pas sa tristesse. Au journaliste Tom Lapointe, il rappelle avoir « fait les démarches nécessaires » pour que le numéro 10 soit invité au camp des Penguins. « Les Rangers ont été plus rapides que nous autres. Ça me déçoit. »

Candide comme son héros d’enfance, il rappelle avoir appelé son DG, Tony Esposito, dès qu’il a appris par Yves Tremblay, conseiller de Lafleur, que l’ancien du Canadien préparait son retour.

« Tony m’a mentionné qu’il s’occuperait du dossier, sauf qu’il n’a pas essayé trop fort », déplore Lemieux. « Vraiment, ça me déçoit », répète-t-il une nouvelle fois.

Retraite et retour

La décennie 1990 passe. Lafleur complète son dernier tour de piste chez les Rangers puis chez les Nordiques de Québec, et Lemieux, en état de grâce, remporte deux coupes Stanley avec les Penguins. Resté dominant malgré les blessures et la maladie, il annonce néanmoins sa retraite en 1997, à l’âge de 31 ans.

Puis, devenu propriétaire de l’équipe, il secoue le monde du hockey à la fin de l’année 2000 en annonçant lui aussi qu’il chausserait les patins de nouveau.

Dans un livre écrit à la suite de son retour, ses biographes Chrystian Goyens et Frank Orr rappellent que Lafleur et sa « retraite manquée » influencent Lemieux dans sa décision.

Tous les deux se sont retirés pour des raisons qui n’étaient pas liées à leur capacité de jouer, rappellent-ils. Lafleur se sentait menotté par le style défensif imposé par son entraîneur et ex-coéquipier Jacques Lemaire. Et Lemieux s’était dit dégoûté de constater que la LNH et son commissaire Gary Bettman n’avaient pas agi pour enrayer l’accrochage. « Les deux joueurs avaient des questions à vider et ne reviendront qu’après avoir fait la paix », écrivent les auteurs.

Chez les grands

Sans être des proches, Lafleur et Lemieux, considérés comme deux des plus grands hockeyeurs québécois – deux des plus grands tout court, en fait – se sont toujours accordé mutuellement respect et admiration.

Et c’est eux qui, en avril 2019, ont dominé le palmarès des 10 meilleurs joueurs de l’histoire de la LHJMQ. « Ah ! C’est sûr que c’est Guy ! », s’est exclamé Lemieux quelques instants avant le dévoilement de la première position.

PHOTO TIRÉE DU SITE DE LA LNH

Guy Lafleur et Mario Lemieux en avril 2019

Sa prédiction s’est avérée. L’élève concédait volontiers la victoire au maître, resté son modèle malgré les années qui avaient passé.

Mario Lemieux n’a pas souhaité nous accorder d’entrevue dans le cadre de ce reportage.

Dans une courte déclaration écrite qu’il nous a fait parvenir par le truchement de la direction des Penguins de Pittsburgh, il a indiqué que jouer contre Guy Lafleur et « apprendre à le connaître ont été parmi les plus grands honneurs de [sa] vie ».

« Il a été l’un des meilleurs joueurs de l’histoire de la LNH et est toujours demeuré un grand ambassadeur pour le Canadien de Montréal et pour le hockey au Québec. »

« Ma famille et moi envoyons nos pensées à Guy et à sa famille », a-t-il conclu.

*Extrait de Mario Lemieux, le magnifique, Trécarré, 2001, de Chrystian Goyens et Frank Orr