La mémoire collective se souvient surtout, avec raison, des années les plus prolifiques de Guy Lafleur ainsi que de sa personnalité publique marquante. Or, son succès dans la LNH n’a pas été instantané. Ken Dryden et Scotty Bowman décrivent l’ascension d’un athlète singulier, pleinement conscient de sa responsabilité envers l’organisation et ses partisans.

Il venait de remplir le livre des records de la LHJMQ. Il était un tout premier choix au repêchage. Il avait tout pour réussir.

C’est peu de dire que l’arrivée de Guy Lafleur chez le Canadien était attendue de pied ferme, à l’automne 1971. Comme l’équipe venait de remporter la Coupe Stanley, l’attaquant de 20 ans n’était pas investi de la mission de « sauver » son club. Mais en débarquant au moment exact où son idole de jeunesse, Jean Béliveau, avait accroché ses patins, il héritait d’une pression inévitable.

L’explosion de Lafleur dans la LNH a toutefois pris un peu de temps. Comprenons-nous bien : avec des récoltes de 64, 55 et 56 points, ses trois premières saisons n’ont pas été catastrophiques. Mais il a quand même inscrit de 50 à 60 buts, et amassé de 119 à 136 points, à chacune des six campagnes suivantes.

Le Canadien du tournant des années 1970 est encore une puissance dans une LNH alors composée de 14 équipes. Mais il est tout de même à cheval entre la mythique équipe de la fin des années 1950 et l’invincible machine de hockey de la fin de la décennie 1970.

La formation se rajeunit peu à peu. En 1971, trois noms retiennent l’attention.

Derrière le banc, le Montréalais Scotty Bowman, 38 ans, rentre à la maison après avoir fait ses premières armes comme entraîneur à St. Louis. Le gardien Ken Dryden, même s’il est devenu instantanément une vedette le printemps précédent, amorce sa première saison complète dans la LNH. Et le jeune prodige Guy Lafleur sort à peine des rangs juniors.

En entrevue avec La Presse, tant Dryden que Bowman parlent un jeune homme discret, même timide. « Il ne disait pas grand-chose », se rappelle Bowman, aujourd’hui âgé de 88 ans. Il ne posait pas de questions. C’était avant tout un joueur d’équipe, qui ne se plaçait jamais au-devant des autres. »

« Une des choses qui m’ont le plus surpris de Guy, c’est qu’aussi bon qu’il ait été dans le junior, et même si on était convaincus qu’il connaîtrait du succès, il a toujours voulu se prouver d’abord à lui-même qu’il pouvait jouer dans la LNH », explique pour sa part Dryden.

PHOTO ROBERT SKINNER, ARCHIVES LA PRESSE

Ken Dryden

Il n’a jamais exigé de privilège. Il sentait qu’il devait gagner sa place, ouvrir sa propre voie. À ses premières années, quand il n’était pas encore une star, on se disait entre nous : il est aussi bon qu’on le pense. Mais il devait le comprendre et s’assurer que c’était vrai. Une fois que c’est arrivé, il n’a plus jamais arrêté.

Ken Dryden

Dès sa première saison, celui qui a outrageusement dominé la LHJMQ comme joueur de centre a été muté à l’aile. Le Canadien comptant à l’époque sur Pete Mahovlich, Jacques Lemaire et Henri Richard, il n’y avait pas de place pour une recrue au centre, surtout avec la qualité de l’opposition à cette position à l’époque. Scotty Bowman les énumère : Phil Esposito à Boston, Stan Mikita à Chicago, Jean Ratelle à New York, Bobby Clarke à Philadelphie.

« Ce n’était pas facile de jouer contre ce genre de joueurs, souligne l’entraîneur le plus victorieux de l’histoire du circuit. C’est quand il est passé à l’aile droite qu’il a commencé à éclore. Ç’a facilité sa transition vers la LNH, d’autant plus qu’il pouvait non seulement marquer des buts, mais aussi faire des jeux. Deux ans après, son trio avec Steve Shutt et Jacques Lemaire a pris son envol. »

Le meilleur du monde

L’explosion, en effet, survient. Le succès est monumental et, surtout, durable. On parle de lui comme du meilleur joueur du monde.

Beaucoup des hommages qui lui ont été rendus dans les heures ayant suivi son décès, vendredi, ont fait état de son éthique de travail. Bourreau d’entraînement, il précédait largement ses coéquipiers sur la glace et menait la charge.

Je n’avais pas vraiment de coaching à faire, il adorait s’entraîner ! Il voulait et aimait être le meilleur. Il a toujours travaillé pour s’améliorer.

Scotty Bowman

Par la force des choses, ses coéquipiers n’avaient d’autre choix que d’accélérer la cadence, constate Ken Dryden.

L’ex-gardien, toutefois, propose une lecture plus nuancée du personnage. Si Lafleur arrivait 45 minutes avant tout le monde sur la patinoire, ce n’était pas par simple soif de dépassement.

« C’était le temps qu’il avait pour être seul et faire différentes expériences », explique celui qui a été député libéral à la Chambre des communes de 2004 à 2011.

« Il devait essayer des choses et les comprendre par lui-même, les visualiser. Une fois que toute l’équipe arrivait, à l’entraînement ou dans un match, il pouvait mettre en application ce qu’il avait créé dans sa tête. »

Cette nécessaire solitude tranche avec son image publique. Dans les années 1970, ses goûts vestimentaires et son magnétisme naturel faisaient tourner les têtes. Après sa retraite, il a fait courir les foules partout où il est allé.

Il avait le look d’une superstar, mais ne se comportait pas comme une superstar. Il était originaire d’une petite ville [small town kid] et est toujours demeuré fidèle à lui-même. Il n’avait pas besoin des projecteurs. Il était plus à son aise seul.

Ken Dryden

Pour illustrer son propos, l’avocat rappelle sa propre réaction quand il a appris que Guy Lafleur avait obtenu son permis de pilote d’hélicoptère. « Je lui ai demandé : “D’où ça sort ?” », dit-il en riant.

Après réflexion, cette passion était totalement cohérente avec sa nature profonde, selon lui.

« C’était sa chance de monter dans les airs, d’avoir une vue d’ensemble, de passer du temps seul, de penser, d’absorber ce qu’il voyait. C’était parfait pour lui. » Comme une métaphore, en altitude, de sa routine unique éprouvée sur la glace du Forum.

Responsabilité

Depuis longtemps, déjà, le nom de Lafleur est associé à ceux de Maurice Richard et de Jean Béliveau. Le Canadien, dans sa riche histoire, a aligné des dizaines de joueurs aujourd’hui au Temple de la renommée du hockey. Mais ses trois principaux piliers, de l’avis quasi unanime, ce sont eux.

En début de parcours, la pression de succéder à ces deux géants était immense. « C’était impossible de remplacer Jean Béliveau, comme c’était impossible de remplacer Maurice Richard », rappelle toutefois Scotty Bowman.

C’était un lourd poids à porter. Mais il n’a jamais reculé devant la responsabilité qu’il avait envers ses coéquipiers, mais aussi envers le Canadien de Montréal et l’héritage qui était encore en train de se construire.

Ken Dryden

Dryden impose ici une parenthèse. Au milieu des années 1950, le Tricolore est « une bonne équipe parmi d’autres » dans la LNH. Les Maple Leafs et les Red Wings, à l’époque, ont remporté davantage de Coupes Stanley que le Bleu-blanc-rouge. La dynastie menée par Maurice Richard change le cours de l’histoire. De 1955 à 1979, le CH remporte en effet la Coupe Stanley 15 fois en 25 ans. C’est là que l’organisation « devient légendaire », précise Dryden.

« Le Rocket a compris la responsabilité qu’il avait d’être le meilleur joueur dans la meilleure équipe, dans une ville et dans une province où le hockey et l’équipe signifient davantage que n’importe où ailleurs dans le monde. Béliveau a assumé cette responsabilité, et ensuite Guy. Ç’a fait de lui un immense leader. » Et ce, même si, contrairement à ses deux prédécesseurs, il n’a jamais porté de « C » sur son chandail.

Cet état d’esprit, toujours selon Ken Dryden, a sans doute contribué à la relation intime qu’a entretenue le public avec le Démon blond au cours des 50 dernières années.

Avec ses partisans, il était comme avec ses coéquipiers. « Jamais égoïste, dixit Scotty Bowman. Il a tellement obtenu de mentions d’aide sur des buts de Steve Shutt… »

« Il pouvait tout faire », conclut l’entraîneur.

Ça lui a valu sa place parmi les plus grands.

Les plus grands du hockey. Les plus grands tout court.