L’animatrice Rebecca Makonnen était tellement enthousiaste et contagieuse au micro de Pénélope McQuade l’autre jour, à propos du documentaire sur Tiger Woods offert sur HBO, que je suis allée me taper les trois heures consacrées à la vie du golfeur le plus célèbre du monde. Mais même sans Rebecca, je l’aurais regardé. Tiger Woods est intimement lié à ma relation avec mon père que j’ai perdu trop jeune, il y a 15 ans.

D’abord une chose : le sport et moi, ça fait deux. Je suis dans l’équipe de Winston Churchill qui disait que le secret de sa forme était le sport : « Jamais de sport » (célèbre citation dont on doute de l’authenticité, mais chérie des paresseux). La compétition, le dépassement de soi, la souffrance physique, suer, tout ça, c’est pour les masochistes, à mon avis. J’étais insultée, au cégep, alors que j’étais majeure, qu’on m’impose ENCORE des cours d’éducation physique. J’aurais échangé ça contre deux cours de philo ou d’histoire supplémentaires sans problème. Pour avoir mon diplôme, j’ai dû faire une session de plus UNIQUEMENT avec les cours d’éducation physique que j’avais abandonnés. La seule façon de ne pas lâcher a été de m’inscrire aux cours les moins pénibles : yoga, gymnastique douce, relaxation et, au bout du programme (et du nouvel âge), en désespoir de cause… le golf.

Pourquoi le golf ? Parce qu’il me semblait que ce n’était pas un sport, justement. J’ai appris le minimum, la différence entre un bois, un fer et un putter. J’ai adoré ça. On passait notre temps à taper sur des balles en plastique vides dans un gymnase, qui rebondissaient sur la tête d’un prof cool et découragé par notre technique. Parfois, des balles dures qu’on envoyait sur un lourd tapis collé au mur. J’ai surtout compris que le golf, ce n’est pas varger sur une balle, c’est développer un swing, une rotation parfaite, tu l’entends au petit « cloc » sonore que fait le bâton sur la balle, douce musique aux oreilles du golfeur, mais la trajectoire n’est quand même jamais gagnée d’avance. En fait, c’est peut-être le sport le plus frustrant de tous.

Le golf a bien failli sortir de ma vie avant que je ne suggère cette activité à mon père qui venait de prendre sa retraite précocement, puisqu’il avait commencé à travailler très jeune. Du jour au lendemain, il se retrouvait à bouffer devant la télé du matin au soir, lui qui était pourtant si actif, plongé dans une sorte de dépression, et il commençait à se développer des maladies imaginaires.

« C’est sûr, Papounet, que tu ne te sens pas bien. Ça fait 30 ans que tu te lèves à la même heure, que tu manges à la même heure, que tu bouges sans arrêt, et là, t’es une patate de divan hypocondriaque ! »

En fait d’hypocondrie, je m’y connaissais, il m’a transmis sa maladie. Le problème est que mon père n’avait pas prévu sa retraite, trop excité par l’idée d’une liberté qu’il n’avait pas pensé à meubler, lui qui était incapable de rester inoccupé. C’était un homme minutieux et travaillant. Son montage de l’arbre de Noël était chaque année une leçon de sérieux qui confinait à l’absurde. En bon solitaire, il n’aimait pas les sports d’équipe, et surtout pas les grosses tapes viriles dans le dos, mais il excellait au billard, au bowling, au baseball, à tout ce dans quoi il se lançait.

Alors bien sûr que le golf était pour lui. J’ai réussi à le convaincre et j’avais raison : il en est devenu fou.

Le premier sur le gazon mouillé au printemps, le dernier à partir quand il commençait à neiger, souvent à faire deux 18 trous par jour sans crème solaire. Il lui arrivait même de « driver » en fumant. C’est à partir de ce moment-là qu’il a commencé à détester l’hiver, parce qu’il ne pouvait pas jouer au golf.

PHOTO FOURNIE PAR CHANTAL GUY

Le père de notre chroniqueuse sur le terrain

Il n’avait pas beaucoup d’argent. Il s’est monté un kit de golf en pourchassant les ventes de garage et les aubaines, et moi, je lui achetais des chandails de golfeur à sa fête. Lui qui pourtant ne parlait jamais à personne, il a fini par développer des amitiés avec d’autres joueurs, auprès de qui son équipement valait visiblement moins cher. Ça lui donnait certainement deux fois plus envie de les battre sur le terrain. Ce qu’il faisait fièrement, en se disant qu’il aurait été encore meilleur s’il avait eu des bâtons de vrai pro.

Le golf, c’est un sport de riches. C’est un sport de riches hommes blancs, l’incarnation même du boys club fermé.

Et puis, Tiger Woods est arrivé.

Un destin de légende imposé

Le documentaire Tiger, réalisé par Matthew Heineman et Matthew Hamachek, s’ouvre sur le discours du père de Tiger en 1996, lors d’un banquet où l’on honorait déjà le parcours du jeune golfeur à l’Université Stanford avant qu’il ne devienne professionnel. « Il va transcender ce sport et apporter au monde un humanisme que l’on n’a jamais connu, dit Earl Woods, la voix étranglée par l’émotion, auprès de son fils visiblement gêné. Le monde sera un meilleur endroit où vivre par son existence et sa présence. Ceci est mon trésor. S’il vous plaît, acceptez-le et utilisez-le judicieusement. » Bonjour, la pression. Nous voyons en même temps les tristes images de Tiger Woods lors de son arrestation en 2017 pour conduite avec facultés affaiblies, alors qu’il était au fond du baril.

Ce documentaire, qui n’a pas été autorisé par Woods, est fascinant à plusieurs niveaux en racontant ce parcours hors norme sans gommer les zones d’ombre, né de l’ambition du père qui a mis un bâton de golf dans les mains de son fils alors qu’il était encore en couches. Je n’avais jamais vraiment vu ces vieilles archives et je dirais que Tiger Woods a les yeux les plus tristes au monde, ceux que l’on retrouve chez tous les enfants écrasés par le culte de la performance qui leur ravit précisément leur enfance. Il a été formaté pour la réussite, et la réussite la plus spectaculaire, la plus exigeante. En portant le poids d’être l’un des premiers Afro-Américains à percer ce monde blanc, sur des terrains où les Noirs n’avaient même pas le droit de jouer dans l’histoire récente, recevant régulièrement des insultes racistes.

Pendant que mon père perfectionnait son swing dans sa cinquantaine, Tiger Woods est devenu à la fois le premier Afro-Américain et le plus jeune joueur à gagner le Tournoi des Maîtres en 1997, le début d’une longue suite de records dans l’histoire du golf qui allait en faire une star de la stature de Muhammad Ali ou de Michael Jordan. Mon père, qui venait de se découvrir une passion pour le golf, avait trouvé son héros. Il ne ratait aucun tournoi de Woods, son admiration était sans bornes. Je pense que le rapport père-fils le touchait aussi, lui qui avait eu avec le sien une relation difficile. Il avait les yeux dans l’eau quand Tiger s’est effondré en larmes dans les bras d’Earl en 1997, accomplissant la destinée qu’il lui avait imposée.

PHOTO BOB PEARSON, ARCHIVES GETTY/AGENCE FRANCE-PRESSE

Tiger et Earl Woods après le Tournoi des Maîtres en 1997

Je me souviens que lorsqu’il a remporté l’Omnium des États-Unis en 2000, c’était le jour de la fête des Pères, on devait aller au restaurant, mais mon père et moi étions rivés à l’écran de télé pour voir jouer Tiger. Ma mère est partie avant nous pour ne pas perdre la réservation. Nous sommes arrivés avec une bonne heure de retard, honteux de l’avoir fait poireauter, mais il n’était pas question qu’on rate la victoire de Woods.

Pourquoi mon père aimait-il autant Tiger ? Il n’y avait rien d’original là-dedans, Woods ayant fait grimper les cotes d’écoute de ce sport considéré comme pépère par beaucoup à un niveau stratosphérique, en lui apportant un nouveau public. On ne pouvait éviter de voir le contraste entre cette foule de blancs qui couraient derrière Tiger Woods à chaque trou, le seul représentant « racisé » sur le terrain ou presque. Il les dominait tous. Je sais qu’en plus d’offrir à mon père un spectacle alliant la grâce et la force, Tiger Woods lui apportait une sorte de revanche, qu’il lui faisait vivre des émotions que seul Maurice Richard lui avait procurées au hockey. Si Tiger faisait ça à mon père au Québec, imaginez au public afro-américain. Au public américain tout court, qui allait bientôt voir l’ascension de Barack Obama.

Partir, revenir

Et puis, mon père est parti brutalement. Crise cardiaque à 61 ans. Il a pu voir Tiger gagner le Tournoi des Maîtres et l’Omnium britannique en 2005 juste avant. Comme un trou d’un coup qui a brisé mon cœur.

Dans les mois qui suivent la perte d’un proche, on n’arrête pas de se passer en boucle les derniers moments vécus avec lui. Mon dernier cadeau de la fête des Pères ? Un bâton de golf de pro, que je n’ai même pas pu récupérer après parce qu’il jouait gaucher. Notre dernier film au cinéma ensemble ? The Greatest Game Ever Played, de Bill Paxton, sur le joueur de golf Francis Ouimet, né d’un père québécois, le premier amateur à remporter l’Omnium des États-Unis en 1913 dans un sport réservé à l’aristocratie. Notre dernière fois ensemble sur un terrain ? Je m’étais ouvert le pouce en me faisant une grosse cloque à driver des balles sans gant, parce que j’avais oublié ma technique. Il avait fini mon panier de balles avec joie.

Avant sa mort, je commençais enfin à gagner un peu d’argent, je magasinais depuis deux ans un voyage de golf avec mon père en Floride pour qu’il puisse jouer en hiver. C’était une folie financière, j’hésitais, je payais encore mes dettes d’études. Mais je le voyais prendre l’avion pour la première fois, se taper un 18 trous au soleil en février pendant que j’aurais bu des drinks au bord de la piscine. On n’aurait pas jasé, parce qu’on se comprenait sans parler, le seul être humain que j’ai connu avec qui je pouvais vivre le silence sans malaise. Et il est mort avant que je puisse réaliser ce rêve. Après ça, j’ai claqué mes cartes de crédit en voyages, parce que j’ai regretté de ne pas avoir fait cette « folie ».

Tiger Woods, lui, est allé se perdre à Las Vegas et dans les bras d’une multitude de femmes après la mort de son père en 2006. Dans le documentaire, nous entendons les témoignages de plusieurs connaissances – de sa première copine à son cadet – qui tentent de percer le mystère de cet homme qui a fini par couper les ponts avec beaucoup de monde. Earl Woods étant un ancien vétéran, on voit même son fils s’infliger le dur entraînement des Navy SEALs, aggravant ses blessures, à chercher on ne sait trop quoi.

Mon père n’a pas vu la déchéance de Tiger, qui s’est ajoutée à mon deuil d’orpheline. On aurait dit que je sombrais en même temps que Tiger qui venait de perdre le sien.

J’ai cessé de regarder le golf. Sans Tiger et sans mon père, il n’y avait plus d’intérêt.

Et puis en 2019, Tiger est revenu. J’étais à la campagne, pas de télé, avec une connexion internet limitée, et j’ai vu les fans délirer sur Twitter. J’ai capoté moi-même. Woods était en train de gagner à Augusta son 5e Tournoi des Maîtres, son 15e titre majeur, ce qui n’était pas arrivé depuis 11 ans ! « Le plus grand retour de l’histoire » allait écrire le lendemain mon collège Alexandre Pratt dans La Presse, statistiques à l’appui. Après les scandales, le deuil, les séparations, les blessures, les opérations, les médicaments, à 43 ans, comment était-ce possible ?

PHOTO PHELAN M. EBENHACK, ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Tiger Woods et son fils Charlie

J’ai appelé ma mère, pour qu’elle me fasse entendre le son de sa victoire, au moins, en direct. Elle tenait en soupirant son téléphone proche de sa télé. J’ai hurlé quand la balle a roulé au 18e trou, brisant la quiétude de tout le monde au chalet et le tympan de ma mère, très seule dans mon trip, mais accompagnée du fantôme de mon père, j’en suis certaine. Et quand j’ai fini par voir les images de Tiger Woods qui prenait son propre fils dans ses bras après sa victoire, j’ai pleuré, car j’ai compris que Tiger n’était plus seul, et que l’amour est quelque chose qui ne meurt jamais.

PHOTO FOURNIE PAR HBO

Tiger, documentaire en deux parties, offert sur HBO