Les Roughriders sont arrivés en ville le jeudi. C'était la Crise mais la Métropole ne manquait ni de neige ni d'occasions de fêter. Même avant la victoire finale, oui, certaine cette fois-là, ils le savaient, eux qui étaient rentrés à Regina les mains vides les trois années précédentes: deux défaites de suite à Hamilton contre les Tigers et une autre en 1930 contre le Balmy Beach à Toronto.

En fait, quand les «Roughies» de Regina s'amènent à Montréal pour disputer aux Winged Wheelers le championnat du Dominion de 1931, la Coupe Grey, un trophée institué en 1909, n'a encore jamais quitté l'Ontario. Les Winged Wheelers étaient affiliés à la Montreal Amateur Athletic Association (MAAA), prestigieux club multisport aussi connu sous le nom de «la roue ailée», de par son emblème inspiré de l'une de ses composantes originales, le Montreal Bicycle Club.

Dans le temps, les bicycles s'appelaient des «wheelers», d'où le nom des équipes de la MAAA. Toutefois, le Montreal Football Club a un statut que l'on qualifierait aujourd'hui de semi-professionnel. Les joueurs, qui travaillent ailleurs, se partagent les profits à la fin de la saison - autour de 200$ chacun dans les bonnes années - mais les stars sont payées à la semaine.

C'est le cas du quart-arrière Warren Stevens, un Américain qui maîtrise l'art de la «passe avant» qu'il a appris à Syracuse. Et que la Canadian Rugby Union, l'ancêtre de la LCF, en vient finalement à permettre cette année-là (1). Le 10 octobre 1931, contre les Senators d'Ottawa au stade Molson, les Wheelers inscrivent le premier converti par la voie des airs, puis Stevens atteint Frank Robinson sur 35 verges pour le premier touché par la passe de l'histoire du football canadien.

Les autres équipes n'ont pas de défense contre cette arme honnie qu'est la forward pass et les Wheelers gagnent tous leurs matchs réguliers (6-0) du Big Four contre Hamilton, Toronto et Ottawa. Toutes des équipes qui n'ont pas de quart américain, refusant, par fidélité au jeu canadien ou par simple conservatisme, de prendre le «virage yankee». Pas les Roughriders: ils ont conquis l'Ouest avec un quart «importé» du Dakota, mais leur arme principale reste la course. Et avec les longs crampons de cuir que leur entraîneur-chef leur a fait fabriquer pour la neige, ils ne voient pas comment ils pourraient perdre.

Le samedi 5 décembre, 5112 spectateurs se rendent au stade Molson pour la finale de la Coupe Grey , la première à Montréal et qui restera la seule jamais jouée sur ce terrain. Le gridiron est dégagé, mais gelé dur ce jour-là: les crampons spéciaux n'offrent aucune traction aux joueurs de Regina, incapables de courir contre les joueurs de Clary Foran qui, eux, ont chaussé des espadrilles de basketball. Confort et adhérence.

Au troisième quart, du 37 de Regina, Warren Stevens atteint Kenny Grant dans la zone des buts: c'est la première passe de touché de l'histoire de la Coupe Grey. Stevens - deux en trois pour 87 verges - en ajoutera une autre en fin de match, à Wally Witty. Les Winged Wheelers l'emportent 22-0 et Montréal célèbre (discrètement) sa première victoire de la Coupe Grey.

La deuxième viendra en 1944 avec la victoire de l'équipe militaire HMCS Donnacona; la suivante, la première des Alouettes remonte à 1949, leur quatrième saison d'existence. En ce froid lundi de décembre 1931, les Roughriders ont repris le train avec leur petit bonheur. Ils perdront encore la finale l'année suivante (contre Hamilton): leur record de cinq défaites de suite à la Coupe Grey tient toujours.

Quatre-vingts ans plus tard, les Alouettes (5-11 en finale) détiennent un record semblable bien que non-homologué: cinq défaites à la Coupe Grey durant la même décennie, celle-ci même qui s'achève dans un mois (2000, 2003, 2005, 2006, 2008). Une défaite demain à Calgary et les successeurs des Wheelers, Anthony Calvillo en tête, deviendraient les plus grands chokers du nouveau millénaire (2).

(1) Cet article est tiré du livre du même auteur: Montréal Football - Une siècle et des poussières, Éditions La Presse, 200

(2) Pour mémoire: les Tiger-Cats de Hamilton détiennent le «titre» du 20e siècle avec cinq défaites à la Coupe Grey en sept ans, entre 1958 et 1964.