Sur une étagère du bureau de Jeffrey Lenkov à Los Angeles, deux casques de football.

L’un d’eux est décoré aux couleurs des Huskies de Northern Illinois University, où l’homme de 54 ans a obtenu sa licence en droit. Sur l’autre figure le logo triangulaire bleu et rouge qu’arboraient les Alouettes de Montréal au cours des années 70 et 80.

« N’est-ce pas le plus beau logo du sport ? », s’exclame au bout du fil le natif de Laval.

Les Alouettes étaient le club favori de Jeffrey Lenkov et de son frère Peter pendant leur enfance à Laval. Que ce soit par nostalgie ou, comme ils le clament, par une ferveur inconditionnelle qui n’a jamais décru, les deux hommes seraient aujourd’hui sur le point de s’offrir le club de leur enfance.

Les Lenkov pilotent désormais le groupe qui négocie en exclusivité l’achat de la formation montréalaise, propriété de la Ligue canadienne de football (LCF).

Le duo est peu connu du public québécois. L’aîné, Peter, 55 ans, est producteur et scénariste à Hollywood. Son nom est associé à des séries à succès comme 24 (en français, 24 heures chrono) et CSI: NY. Diplômé de Concordia, il revient ponctuellement à son alma mater pour y prononcer des conférences.

PHOTO ANDRÉ PICHETTE, ARCHIVES LA PRESSE

Peter Lenkov, âgé de 55 ans et originaire de Laval, est producteur et scénariste à Hollywood.

Jeffrey, lui, est un avocat spécialisé en litige et s’est spécialisé dans le droit du divertissement et du sport au sein du cabinet Manning & Kass. Il s’agit du seul des deux frangins à avoir accepté de nous accorder une entrevue, sa première à un média francophone.

Il en a long à raconter sur son amour des Alouettes de même que sur ses racines – une partie de sa famille réside encore dans la région, il adore skier à Tremblant, ses enfants fréquentent des camps d’été en Ontario et au Québec… Il affirme faire son tour « souvent » dans la Belle Province.

Mais l’huître se referme lorsqu’émergent des questions sur l’achat de l’équipe.

Qui compose son groupe d’investisseurs ? « Des personnes expérimentées qui savent comment exploiter une franchise sportive. » S’est-il adjoint des associés francophones ? « Il est vital d’avoir des composantes francophones et anglophones, de présenter un groupe diversifié. » Quelle est son expérience comme entrepreneur ? « Mon statut d’avocat m’empêche d’en parler. »

Même lorsqu’on lui demande de nous décrire son frère et partenaire d’affaires Peter, sa réponse est surprenante : « J’aimerais mieux ne pas parler de ma famille, que ce soit mon frère, ma sœur ou mes enfants. »

Bon.

« Nous ne sommes pas encore propriétaires de l’équipe, je ne veux pas brûler les étapes, précise-t-il. J’ai grandi dans la classe moyenne, et voilà que j’ai la chance d’acheter le club que j’ai toujours aimé. Cette équipe compte pour moi et pour beaucoup de monde. Je veux faire les choses comme il faut, m’y consacrer à 100 %. Nous parlerons de moi quand tout sera réglé. »

Noté.

Vente complexe

Le secret que cultive jalousement Jeffrey Lenkov sur ses démarches pour acquérir l’équipe n’est pas sans rappeler l’écran de fumée qui masque le processus de vente depuis le début.

Pendant des mois, la famille Wetenhall, propriétaire de longue date des Alouettes, a nié que l’équipe était à vendre. Des acheteurs étaient pourtant bel et bien sur les rangs, le printemps dernier, et fourbissaient leurs armes.

Trois groupes, menés respectivement par l’ex-footballeur Éric Lapointe ainsi que les entrepreneurs Clifford Starke et Vincent Guzzo, ont déposé des offres.

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Éric Lapointe

PHOTO FOURNIE À LA PRESSE CANADIENNE

Clifford Starke

PHOTO MARTIN CHAMBERLAND, ARCHIVES LA PRESSE

Vincent Guzzo

À minuit moins une, un quatrième groupe, celui des Lenkov, a fait son apparition. Et c’est celui-ci qui est désormais le seul à discuter avec la LCF.

Starke et Guzzo ont raconté avoir eu le sentiment que les dés étaient pipés. En entrevue avec La Presse plus tôt cette semaine, tous deux ont parlé d’une « perte de temps ».

Guzzo s’était momentanément associé à Danny Maciocia, entraîneur-chef des Carabins de l’Université de Montréal, mais un conflit a éclaté entre les deux hommes. Le géant des salles de cinéma a néanmoins persisté avec une offre après avoir dûment analysé la situation financière de l’équipe.

Starke amenait avec lui Brad Smith, fils de l’ex-président des Alouettes Larry Smith, et suivait les conseils du paternel lui-même. Après le refus d’une première offre, il a contre-attaqué.

« Mais ils préféraient les gars d’Hollywood… Mon cousin a déjà remporté trois prix Emmy, peut-être que j’aurais dû l’impliquer davantage », ironise Starke, manifestement en colère, au bout du fil.

Lettres de noblesse

Les deux acheteurs déçus ont confirmé que l’équipe était en fort mauvaise posture financière après avoir eu accès aux livres du club. Starke s’attendait à une à deux saisons de pertes avant de retrouver la rentabilité.

Ce n’est pas précisément une surprise, sachant que les Wetenhall ont affirmé avoir essuyé des pertes de 25 millions au cours des seules trois dernières saisons.

Vincent Guzzo, lui, dit avoir relevé plusieurs « incohérences » sur le plan des opérations de l’équipe.

« Ils en ont réglé une en renvoyant Kavis Reed, mais j’en ai vu d’autres », nous a-t-il dit, en référence au congédiement dimanche dernier du directeur général pour de nébuleux manquements « de nature administrative ».

Sans surprise, Jeffrey Lenkov n’a voulu commenter aucune des allégations sur la gestion passée des Alouettes, pas plus qu’il n’a souhaité s’avancer sur la crise que traverse en ce moment l’équipe.

Ce qu’il veut, c’est avant tout redonner ses lettres de noblesse à une formation qui vient de rater quatre fois de suite les séries éliminatoires de la LCF.

« J’ai connu l’époque de Nelson Skalbania, je sais à quel point ça a affecté les fans », rappelle-t-il, évoquant l’acquisition malheureuse des Oiseaux en 1981 par le multimilliardaire américain Skalbania, qui mettra la franchise en faillite.

« L’équipe a assez souffert », dit Lenkov.

À ses yeux, les choses sont toutefois sur la bonne voie depuis que Khari Jones a hérité du poste d’entraîneur-chef au début du mois de juin. Il partage désormais les tâches de directeur général.

Des fans à reconquérir

Si les Lenkov acquièrent le club, ils écriront tout en haut de la liste des tâches un objectif simple à définir mais complexe à réaliser : remplir le plus vite possible des gradins qu’on a laissés se dégarnir.

C’est une question de respect pour les fans : si on leur offre un bon produit sur le terrain et une expérience à la hauteur du prix qu’ils paient, ils vont revenir.

Jeffrey Lenkov

Le public montréalais a été habitué à des propriétaires qui se tenaient loin de Montréal et même à un directeur général – Jim Popp – qui, pendant ses deux décennies avec les Alouettes, a toujours gardé sa résidence principale en Caroline du Nord.

« Les opérations doivent se faire localement, tranche Jeffrey Lenkov. Faire des affaires à distance est très difficile. Alors, imaginez gérer une équipe sportive… »

Comme propriétaire, il se verrait bien étroitement mêlé aux activités du club. « C’est une entreprise vitale dans la communauté, et s’il y a mon nom dessus, je ne peux que m’impliquer personnellement. »

N’empêche, nuance-t-il, « un penseur a déjà dit que les personnes qui ont du succès savent s’entourer des meilleurs ».

Pour l’heure, les frères Lenkov en sont toujours à l’étape de la « diligence raisonnable », à savoir un examen approfondi du club et de ses rouages, dans le but de conclure la transaction au cours des prochaines semaines. Tous deux assisteront au match de demain contre les Eskimos d’Edmonton. Jeffrey atterrira en ville aujourd’hui, tandis que Peter publie déjà compulsivement des images de son séjour dans la métropole sur son compte Instagram.

Plusieurs fois, Jeffrey Lenkov répète qu’il ne veut rien précipiter, qu’il entend franchir les étapes une à une.

Mais les succès du club, eux, ne pourront pas attendre, conclut-il.

« On n’a pas un plan de dix ans ni de cinq ans. Nous voulons une équipe qui sera excellente rapidement. C’est ce à quoi je consacre mon temps. Rien d’autre. »