Il y a 41 ans, Marlin Briscoe devenait le premier quart-arrière noir à entreprendre un match de football professionnel américain. En ce Mois de l'histoire des Noirs, il nous raconte son histoire bien à lui. Une histoire pleine de hauts... et pleine de bas.

Marlin Briscoe n'a rien oublié du 6 octobre 1968. Il se souvient de tout. Du temps qu'il faisait cette journée-là, des articles dans les journaux, des commentaires entendus sur le terrain. Pour lui, ce 6 octobre 1968, c'est un peu comme si c'était arrivé hier. «Tout ce que je voulais, c'était de compléter ma première passe...»

Les Broncos de Denver accueillaient les Bengals de Cincinnati. Un match comme les autres? Pas vraiment. Pour la première fois de l'histoire du football professionnel américain, un Noir occupait un poste de quart-arrière partant. Bien sûr, il y avait déjà eu des quarts noirs au football auparavant. Mais un quart noir qui commence un match? Ça, c'était du jamais vu.

Marlin Briscoe se souvient de tout. Il se souvient des adversaires, les joueurs des Bengals, qui n'ont lancé aucune parole raciste. Il se souvient des fans, respectueux au possible. Il se souvient du match précédent, celui du 29 septembre contre les Patriots de Boston, quand il avait pris le relais du quart partant Steve Tensi, blessé. Je ne peux pas gaffer, qu'il se disait. Si je fais une erreur, une seule, les critiques vont s'amuser à dire qu'ils avaient raison, ils vont répéter qu'un quart noir ne peut pas jouer dans cette ligue...

Oui, Marlin Briscoe se souvient de tout ça.

«J'ai complété ma première passe contre Boston, un tir de 22 verges. Puis j'ai mené l'équipe à une poussée de 80 verges, j'ai moi-même marqué le touché à la suite d'une course de 12 verges. Je crois que je connaissais seulement six ou sept jeux de notre livre de jeux... Je suis demeuré le quart partant des Broncos jusqu'à la fin de la saison. Mais le 6 octobre, c'était vraiment spécial. C'était la folie à Denver. Les fans m'avaient adopté...»

Le reste de l'équipe aussi. Cette saison-là, sa saison recrue, Marlin Briscoe a fini par lancer 14 passes de touché. «C'est une marque qui tient toujours dans le livre des records des Broncos, tient-il fièrement à préciser. J'ai aussi commis 13 interceptions, souvent parce que je ne savais pas trop ce que je faisais! Les Broncos m'avaient repêché comme demi défensif.»

Mais Briscoe ne voulait pas jouer en défense. Il avait été un quart à l'université, et il voulait être un quart chez les pros. Huitième quart des Broncos lors du camp d'entraînement, celui que l'on surnommait le Magicien était devenu, en quelques mois seulement, le général de l'attaque des Broncos.

C'était trop beau pour être vrai.

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Son histoire, on la connaît trop peu. On connaît Jackie Robinson, Willie O'Ree. Mais Marlin Briscoe? «C'est vrai que mon histoire est peu connue», admet-il au bout du fil.

Dans sa voix, aucune trace d'amertume. Le ton de l'homme de 63 ans est doux, le verbe est réfléchi. Des regrets? Oui, sans doute. Mais si Marlin Briscoe accepte de parler à La Presse, c'est pour raconter son histoire. Pas pour régler des comptes.

Ça ne veut pas dire qu'il a choisi d'oublier. Quarante ans plus tard, le souvenir de l'été 1969 lui est encore douloureux. Ce devait être son été à lui, son camp d'entraînement à lui. Après tout, il venait de lancer 14 passes de touché chez les Broncos. Sûrement que le poste de quart-arrière numéro un de l'équipe allait être le sien...

Mais les Broncos se sont mis à inviter un quart après l'autre au camp d'entraînement. Pire, ils se sont mis à tenir des rencontres entre les quarts de l'équipe... sans inviter Marlin Briscoe. Comme s'il n'existait plus.

«Sur le coup, je me suis dit, c'est correct, il y a de la compétition au camp d'entraînement, ça ne me fait pas peur, raconte-t-il. Je n'y voyais aucun problème. De toute façon, je ne m'attendais pas à ce qu'ils me donnent le poste si facilement. Steve Tensi était le quart des Broncos, et je pensais qu'on pouvait faire tout un duo, lui et moi. Mais plus ça allait et plus je voyais bien que je ne faisais plus partie de l'équation. Au bout du compte, je n'ai même pas eu la chance de batailler pour le poste, pour des raisons évidentes.»

Insulté, le quart du Nebraska s'est tourné brièvement vers la Ligue canadienne de football. Mais par un soir de déprime dans un hôtel de Vancouver, il a décidé que ce serait la NFL ou rien du tout.

«Je me suis alors mis à appeler toutes les équipes contre lesquelles on avait joué en 1968, parce que ces équipes-là savaient de quoi j'étais capable. Mais je n'ai pas eu une seule offre. Rien. La NFL voulait de moi, mais pas à titre de quart-arrière. À cette époque, les quarts noirs étaient régulièrement convertis à une autre position.»

C'est comme receveur qu'il revient finalement dans la NFL en 1969, avec les Bills de Buffalo. Il se joindra aux Dolphins de Miami en 1972, là où il sera un membre de l'équipe invaincue. «Le plus drôle, c'est que je n'avais jamais joué à la position de receveur de toute ma vie», révèle-t-il.

Il gagnera deux Super Bowl avec les Dolphins, puis prendra sa retraite en 1976, dans l'uniforme des Patriots.

C'est un peu là que ses problèmes ont commencé.

* * *

La fin des années 70, les années 80, Marlin Briscoe aimerait mieux les oublier. Exilé en Californie, le Magicien s'est rapidement transformé en homme ordinaire. Les fêtes, les longues soirées. Les mauvaises fréquentations.

Et la cocaïne. Beaucoup de cocaïne.

«J'ai été accro à la cocaïne pendant plus d'une décennie. Et j'ai tout perdu. Tout. Je me suis retrouvé un sans-abri, je me suis retrouvé dans les bas-fonds. J'ai fait de la prison. J'avais pourtant un bon emploi, une maison. Mais j'ai tout perdu à cause de la drogue.»

La descente aux enfers a été longue. Des nuits passées à quêter pour un peu d'argent aux coups de fusil en sa direction, l'ancien champion du Super Bowl a vécu dangereusement.

Heureusement, quelques vieux amis, dont Tom Flores, un ancien des Bills de Buffalo, lui ont donné un coup de main.

«Tom était devenu l'entraîneur des Raiders, et c'est lui qui m'avait fait admettre à un programme de réhabilitation. Mais ces choses-là ne valent rien tant qu'on n'y met pas l'effort. On ne peut dépendre des autres pour s'en sortir. Il faut s'en sortir soi-même.»

Il fait un courte pause, puis il ajoute: «J'espère seulement que mon histoire pourra aider les gens...»

* * *

Son histoire, on la verra sur grand écran. The Magician, un film indépendant, doit entrer en préproduction sous peu. On y verra tout, des grands moments aux moments beaucoup moins glorieux, incluant la fois où ses bagues du Super Bowl, laissées en garantie à une banque du Nebraska, ont été vendues sur eBay.

«J'ai déjà affirmé que mon histoire est un peu comme celle de Barack Obama, ajoute-t-il. Au football, le quart-arrière est le président de son équipe. C'est lui qui mène. La position de quart-arrière, c'est la plus importante sur le terrain, comme la position de président dans l'arène politique.»

Marlin Briscoe mène aujourd'hui une vie rangée en Californie. Il travaille auprès de jeunes en difficulté, et n'a pas perdu son amour pour le football. Oui, il ressent toujours un peu de fierté quand il voit un quart noir s'élancer sur un terrain de la NFL.

«Quand je vois ça, je me dis que c'est une bonne chose que je n'ai pas échoué en 1968. Sinon, l'attente aurait été encore plus longue...»