Il y a 40 ans, la mort de Gilles Villeneuve a causé une véritable onde de choc. Retour sur les réactions de l’époque avec deux textes de La Presse publiés le 10 mai 1982 : un reportage de Pierre Gingras auprès de la famille Villeneuve, dans la région de Berthierville, et une chronique de Réjean Tremblay.

« Jacques essaie de se montrer dur, mais il est bouleversé, lui aussi… », a dit un de ses amis rencontrés plus tôt. Adossé à sa voiture, le téléphone à la main, Jacques Villeneuve attend une bonne nouvelle qui ne viendra jamais.

Le petit village de Saint-Cuthbert fête le printemps aujourd’hui et la rivière qui coule au pied de la maison s’est faite toute belle. Seul le gazouillis des oiseaux rompt le silence. Mais Jacques Villeneuve est ailleurs. On devine que le bruit qu’il entend est celui d’un crissement de pneu ininterrompu, que l’odeur du gazon est remplacée par celle de l’huile surchauffée.

Dans sa tête, il essaie d’imaginer quels ont été les derniers moments de son frère Gilles. Saint-Cuthbert est laid. Le soleil, presque indécent… Devant la mort, Jacques manifeste une froideur qui effraie.

La mort fait partie de notre métier ; sans elle, il n’y aurait pas de « thrill ». Mourir sans souffrir, en aimant ce qu’on fait et en donnant le maximum de soi-même, ça ne me fait pas peur. Quand tu fais de la course, tu t’y fais.

Jacques Villeneuve

Il sait de quoi il parle : il a déjà vécu deux « crashs » à 150 milles à l’heure. Mais dit-il, il « ne [s’est] rien passé de grave ». L’homme est de fer, du moins en apparence.

« Courir pour l’argent, c’est stimulant, bien entendu. Mais ce que j’aime dans la course automobile, c’est le risque. Le “fun” est là. »

Âgé de 26 ans, lui aussi est un mordu de vitesse. Le cadet de la famille Villeneuve sera à bord de son bolide, sur la piste d’Atlanta, le 23 mai prochain. « Ce n’est pas cet accident qui va m’enlever le goût de la vitesse. Peut-être que je prendrai moins de chances. »

Jacques raconte qu’il a perdu plusieurs amis sur la piste, mais que jamais l’idée d’abandonner ne lui a effleuré l’esprit. « Bien au contraire, explique-t-il, je suis… comment dire, un peu du genre sadique… J’aime les sensations fortes. Il faut que ça continue. De toute façon, je sais que mon tour viendra à un moment donné… »

Les deux frères Villeneuve s’étaient rencontrés il y a un mois. « Nous étions deux excellents amis. Je portais attention à ce qu’il faisait. Il m’a toujours soutenu. Nous avions beaucoup de points communs. Nos loisirs étaient les mêmes. »

Jacques rappelle toutefois qu’à une certaine époque, surtout à l’adolescence, les deux frères ne s’accordaient guère. « Gilles ne voulait pas avoir son jeune frère dans les jambes. Je me souviens aussi que, plus jeune, au cours d’une querelle, je m’étais lancé à sa poursuite avec un long couteau de cuisine. C’est un souvenir que je n’ai jamais pu effacer de ma mémoire… » Jacques Villeneuve ne réalise pas encore que son frère n’est plus. Comme un automate, il va à la rencontre d’un autre groupe de journalistes à qui il répétera sans doute que la mort est un stimulant, qu’il ne faut pas y prêter attention…

« Je faisais crisser les pneus pour exciter Gilles et Jacques »

Il est 15 h 40. Seville Villeneuve interrompt l’entrevue qu’il donne au réseau CTV pour répondre au téléphone. À deux pas de lui, sa femme, visiblement abattue par les évènements, tend l’oreille. La conversation prend fin rapidement. Seville Villeneuve se détourne, regarde les gens en face et laisse tomber : « C’est fait. C’est fini. » Madame Villeneuve sombre en sanglots. Son mari la console et l’emmène au salon, loin des regards. La caméra de CTV tourne toujours. Le photographe de La Presse mitraille. La scène est indécente.

Seville Villeneuve revient, sèche quelques larmes et reprend place devant la caméra.

PHOTO ARHCIVES LA PRESSE

Seville Villeneuve

C’est le plus dur coup de ma vie. Je croyais sincèrement ce que je vous disais il y a un instant. Je n’y ai jamais cru, à cette fin…

Seville Villeneuve

Le père des fils Villeneuve a conservé cette froideur propre aux coureurs automobiles. Sa grande sérénité étonne. Il y a quelques minutes, il disait croire que son fils avait 99 chances sur 100 de s’en sortir, que Gilles l’appellerait au cours de la semaine pour lui dire finalement qu’il se remet de l’accident. L’optimisme du désespoir ?

Seville Villeneuve, qui s’est retiré de la vie active après avoir été propriétaire d’une manufacture de vêtements, se fait accordeur de piano de temps en temps. Cette sérénité ne l’a jamais quitté, confie-t-il.

Il jette parfois un coup d’œil sur les trophées et les photos de Gilles, parfois grandeur nature, qui tapissent les murs de la pièce. « Gilles m’a procuré les plus grandes satisfactions dans ma vie. Il n’a jamais parlé contre qui que ce soit. »

M. Villeneuve dit que son fils voulait être le premier, courir toujours plus rapidement. Le père de Gilles regrette une seule chose : son fils n’avait pas eu encore le temps de vivre vraiment. « Il se donnait encore dix ans. Mais il m’a dit, à plus d’une occasion, que son ambition était de battre le record de 26 victoires détenu par Jackie Stewart. Une fois le record battu, il devait accrocher ses patins, comme il disait. »

Mais où les deux fils de la famille Villeneuve ont-ils pris goût à la course automobile ? « J’ai toujours été un conducteur rapide. Quand ils étaient jeunes, je les amenais en voiture. Sur les coins de rue, lors des départs je faisais crisser les pneus de l’auto. Ça donnait du “thrill” aux enfants. Je crois qu’ils en sont restés marqués. » Probablement. Seville Villeneuve affirme que lors de sa dernière visite au Québec, Gilles a parcouru la distance entre Berthier et Mirabel en 45 minutes. Il était en retard, dit-il.

  • La Presse, cahier des Sports, numéro du 10 mai 1982

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Quand les héros meurent

De nos archives : 10 mai 1982

INFOGRAPHIE LA PRESSE

Hier, à Monaco comme à Berthierville, ç’aurait dû être la fête de toutes les mères. Hier, à Monaco, ç’aurait dû être matin de joie pour Mélanie Villeneuve qui devait faire sa première communion. Ou, comme me le disait ma petite fille il y a quinze jours, « qui devait recevoir Jésus dans son cœur ». Hier, et aujourd’hui, et demain, et longtemps encore, ce sera jours de deuil pour des femmes.

Pour Georgette Villeneuve qui a perdu un fils, qui l’a vu s’envoler devant un écran de télévision comme un pantin désarticulé, qui tôt ou tard verra des photos de son fils étendu contre une clôture, la nuque brisée. Pour Joanne Villeneuve qui perd un mari. Pour Joanne Villeneuve que j’avais rencontrée à plusieurs reprises dans les « pitts » où elle aidait à tenir les chronos toujours plus rapides de son homme.

Aujourd’hui, alors qu’elle repose en état de choc à Monaco, Joanne Villeneuve n’a plus d’époux, elle est une veuve. Pour Mélanie, la petite Mélanie, qui devait recevoir Jésus. C’est une fête extraordinaire pour un enfant que cette première rencontre avec son Dieu. À Monaco comme à Montréal, on offre une belle robe blanche à la petite, on lui accroche quelques fleurs dans les cheveux et on l’accompagne à l’église.

Hier, papa Gilles ne pouvait même plus partager en pensée la joie de sa fille. D’ailleurs, il n’y avait plus de joie, il n’y avait qu’une immense peine d’incompréhension. Seville Villeneuve l’a dit. Il fallait que Gilles Villeneuve pourchasse son démon, il fallait qu’il fasse son métier, qu’il aille encore plus vite. Il était beau quand il s’installait dans sa carlingue, que Joanne lui faisait un clin d’œil et qu’il vrombissait vers la piste. Et quand il laissait aller la pédale d’embrayage, la pensée du danger faisait place à une immense concentration, à un bien-être que personne au monde ne pouvait partager, ne pouvait comprendre.

Il faisait ce qu’il aimait. Les héros meurent trop jeunes. Mais pendant que Gilles faisait corps avec sa voiture (quelle tragique ironie que cette éjection de voiture…), qu’il imposait à une mécanique de plus en plus difficile à dompter toute la volonté, toute l’intelligence, toute la technique et toute la passion de la vie, des femmes souffraient en silence.

Georgette, dans sa cuisine, qui ne voulait même pas voir un départ de course à la télévision, Joanne, dans les pitts, qui ne vivait que les deux ou trois secondes d’un passage devant le stand Ferrari. Les héros meurent trop jeunes. De tout temps, les hommes ont joué au héros. Ils ont fait la guerre dès qu’ils ont su se tenir debout, ils ont voulu s’éblouir en s’attaquant à des animaux dix fois plus gros qu’eux, et quand ils n’ont plus eu de guerre pour s’amuser, ils se sont inventé d’autres manières de défier la mort, de se mesurer contre la nature, contre la technique.

Ils se sont tués en grimpant des montagnes, en se battant dans un ring, en tentant de nouvelles acrobaties en avion, en allant toujours plus vite dans des voitures qui auraient dû être conduites par des ordinateurs.

Et même si, enfin, les femmes commencent à se libérer des guerres et des jeux des hommes, ce sont encore elles qui restent avec la douleur quand les héros meurent.

Hier, des centaines de milliers d’hommes ont philosophé sur la mort de Gilles Villeneuve. On essayait de deviner le moment de sa mort, pour essayer d’imaginer quel flash épouvantable il avait pu avoir quand sa voiture s’est envolée. « Une belle mort pour un pilote comme lui », ont même prétendu certains. « Au moins, il n’a pas eu le temps de souffrir », ont noté d’autres cœurs sensibles.

Je connaissais Gilles Villeneuve. Il venait parfois au Forum et on restait dans la salle de presse pendant les périodes pour jaser un bon coup. Je l’avais rencontré une dizaine de fois, la dernière fois à Berthierville, l’an passé, pendant l’exposition Berthierville – Gilles Villeneuve, organisée en son honneur. Assez pour que je me sente touché personnellement par l’annonce de sa mort. Mais c’est une femme qui a peut-être changé le cours de mon émotion.

Elle aussi était songeuse. « Ce n’est pas sur lui qu’il faut pleurer. Il a vécu et est mort comme il l’a choisi. On devrait penser à sa mère, sa femme, ses enfants qui restent. C’est toujours comme ça, vous avez toujours été comme ça. » Oui, toujours comme ça. Gilles Villeneuve voulait couper une autre demi-seconde à son temps. Une demi-seconde qui était là. Une demi-seconde, c’est moins qu’un soupir. Une demi-seconde qu’il fallait attaquer. Parce que c’était son métier, sa vie. Le sens de sa vie. Le seul sens de sa mort.