« Une fois en séries, tout est possible. »

C’était la maxime préférée de l’ancien directeur général du Canadien Marc Bergevin. Ça lui a valu une trombe d’insultes. Les ayatollahs de la reconstruction ne partageaient pas son raisonnement. Pourquoi désirer à ce point participer aux séries ?

Euh… c’est un peu le but du jeu, non ?

Mais monsieur le chroniqueur, la loteriiiiiiiiiiie.

Je veux bien, la loterie. Sauf que les fanions, la télé sur le patio, les foules délirantes au Centre Bell, c’est bien aussi, non ?

MAIS LA LOTERIIIIIIIIIIE !

N’empêche, sur le fond, Marc Bergevin avait raison. Une fois en séries, c’est vrai que tout est possible. Les Panthers de la Floride, huitièmes têtes de série, viennent d’éliminer les Bruins de Boston, auteurs de la meilleure saison de l’histoire. Le Kraken de Seattle, lui, vient d’interrompre le parcours de l’Avalanche du Colorado, champion en titre de la Coupe Stanley.

Est-ce que ce sont des cas d’exception ?

Pas tant. Dans la Ligue nationale de hockey, les négligés gagnent beaucoup plus souvent qu’on l’imagine. Prenons la liste de toutes les formations qui ont participé aux séries depuis le lock-out de 2004. Isolons ensuite les pires équipes de chaque association, chaque printemps. Il reste 34 clubs. Combien d’entre eux ont battu le favori au premier tour ? Neuf. Pour un taux de réussite de 26 %.

C’est significatif.

Trois de ces équipes – les Oilers d’Edmonton de 2006, les Predators de Nashville de 2017 et le Canadien de 2021 – ont atteint la finale. Les Kings de Los Angeles, qualifiés de justesse en 2012, ont même gagné la Coupe Stanley cette année-là.

Les surprises causées par les négligés sont fascinantes. Elles représentent un immense terrain de jeu pour les chercheurs universitaires. Pas juste en sport. En politique et en économie aussi.

C’est simple : si on parvient à déterminer les facteurs communs à tous ces succès, peut-être réussira-t-on à améliorer les performances d’un athlète, d’un employé, d’une entreprise, ou même d’une armée.

Samir Nurmohamed, professeur associé à l’École de gestion Wharton, a beaucoup analysé le phénomène des négligés, surtout en milieu de travail. Ses travaux démontrent que les négligés qui réussissent ont tous une très grande motivation de réussir.

« Pensez aux entrepreneurs qui créent des compagnies milliardaires dans leur garage, ou aux athlètes qui battent des adversaires plus forts, écrivait-il en 2020. Un thème récurrent de leurs récits, c’est leur désir de prouver aux autres qu’ils se sont trompés à leur sujet. »

Il citait en exemple le cas de la gymnaste Aly Raisman, médaillée d’or aux Jeux olympiques après s’être fait dire par les commentateurs qu’elle était trop vieille pour gagner. « Je suis contente d’avoir prouvé à tous qu’ils avaient tort », avait-elle déclaré fièrement, après son titre.

Pour une de ses recherches, le professeur Nurmohamed a demandé à 156 étudiants en gestion de travailler sur un processus de négociation. Il a divisé le groupe en trois.

· Les membres du premier groupe se sont fait expliquer qu’en raison de leur éducation et de leurs travaux précédents, ils étaient favoris pour gagner.

· Les participants du deuxième groupe se sont fait dire que leurs chances de gagner étaient égales à celles de leurs concurrents.

· Les étudiants du dernier groupe se sont fait qualifier de « négligés », et ils ont su que les chercheurs s’attendaient à leur défaite.

En réalité, le groupe était réparti aléatoirement, sans tenir compte de la force de chacun.

Conclusion : les négligés ont mieux performé que les étudiants des autres groupes. Ils ont aussi proposé plus de solutions originales. C’est le désir de surpasser les attentes qui fut l’élément le plus déterminant, estime le professeur. Donc la stratégie du « nous contre le reste du monde », mise de l’avant par tant d’entraîneurs, pourrait en effet être un facteur de motivation auprès des joueurs.

Un autre trait caractéristique des négligés, c’est la prise de risques.

Le négligé est condamné à prendre des risques pour gagner. Prenons l’exemple des guerres. Le chercheur Ivan Arreguin-Toft a étudié tous les conflits des 200 dernières années, opposant un pays à un adversaire 10 fois plus fort, ou plus peuplé. Les négligés ont gagné dans 28,5 % des cas. « La stratégie d’un acteur faible peut rendre inutile le pouvoir d’un acteur fort », fait-il valoir dans son essai How the Weak Win Wars.

Il donne un exemple sportif. Le combat entre Muhammad Ali et George Foreman, en 1974, à Kinshasa. Foreman était le grand favori. Mais Ali, plutôt que de confronter son adversaire, est resté dans les cordes. « George, tu ne frappes pas fort », lui disait-il. « George, tu me déçois. » Foreman frappait bel et bien Ali, mais ce sont les cordes élastiques qui encaissaient la force des coups. Au cinquième round, Foreman était épuisé. Au huitième round, Ali passait le K.-O. Son ingéniosité s’était avérée gagnante.

PHOTO ARCHIVES ASSOCIATED PRESS

Muhammad Ali et George Foreman en octobre 1974 à Kinshasa

« Face à un adversaire largement favorisé, un négligé doit être prêt à assumer un risque supérieur à la moyenne », a expliqué le chercheur Brian Skinner (2012). « La question difficile, c’est de savoir quel niveau de risque une équipe doit être prête à accepter. »

Comme les attentes sont plus basses, et que personne ne s’attend à leur victoire, les négligés peuvent oser des stratégies plus agressives sans craindre l’opprobre. Comme quoi ? Comme une très longue passe au football. Un double vol au baseball. Ou au basketball, prendre intentionnellement des fautes contre un joueur pourri aux lancers francs.

À l’opposé, les favoris ont parfois tendance à jouer de prudence. Prenez les Bruins, largement favoris face aux Panthers. Ils venaient d’établir un record de la LNH, avec 135 points. Leur système de jeu avait fait ses preuves. Et dans le sport, quand ça va bien, on ne change rien. Or, le jeu en séries est différent de celui pratiqué en saison.

« En séries, a expliqué l’entraîneur-chef des Panthers, Paul Maurice, le jeu de montée rapide [rush game] disparaît. La rondelle se promène plutôt le long des bandes. Il faut se battre. Nous sommes bons pour faire ça. »

Aujourd’hui, la saison des Bruins est terminée. Celle des Panthers se poursuivra, face à une autre équipe favorite, les Maple Leafs de Toronto. Ma prédiction ?

Maple Leafs en 6.

De quoi fournir une motivation supplémentaire pour le babillard des Panthers.

J’ai exclu du calcul le tournoi de 2020, dont les règles de qualification étaient différentes. Pour la saison 2021, j’ai tenu compte des deux pires équipes qualifiées, toutes divisions confondues.

Neuf négligés qui ont gagné

Depuis le lock-out de 2004, neuf clubs avec la pire fiche de leur association ont remporté leur duel au premier tour.

  • Oilers d’Edmonton (2006)
  • Ducks d’Anaheim (2009)
  • Canadien de Montréal (2010)
  • Kings de Los Angeles (2012)
  • Predators de Nashville (2017)
  • Blue Jackets de Columbus (2019)
  • Avalanche du Colorado (2019)
  • Canadien de Montréal (2021)
  • Panthers de la Floride (2023)