Chaque jour de match, c’était le même rituel. À 15 h 30, Felipe Alou ouvrait la porte de son bureau. Le journaliste de La Presse Canadienne prenait place dans la chaise du fond. Serge Touchette s’appuyait contre le mur. Denis Casavant et Stéphanie Myles restaient près du cadre de porte. Et moi, le petit nouveau, je m’assoyais sur le sol, les jambes croisées, dans un coin de la pièce.

Notre rendez-vous quotidien commençait généralement par un long silence. Felipe tournait sa chaise vers son téléviseur géant. C’était souvent CNN, The Weather Channel ou des matchs de baseball. Puis il lançait la conversation.

« Avez-vous vu l’ouragan qui s’en vient ? Oh man… »

Une heure plus tard, nous sortions du bureau, après avoir discuté de la tempête, de Hank Aaron, de Fidel Castro, d’un espoir des Diamondbacks, de la violence aux États-Unis et de l’état de santé de Carl Pavano. C’était déroutant – et passionnant.

Pour le journaliste recrue que j’étais, Felipe Alou était un interlocuteur de rêve. Une ressource inespérée. Il avait affronté Sandy Koufax et Mickey Mantle. Côtoyé Willie Mays et Reggie Jackson. Dirigé Gary Carter et Pedro Martinez. Il avait connu la ségrégation raciale. Il pouvait également jaser de pêche, de vins et de politique internationale. Ces discussions privilégiées étaient les moments les plus plaisants de la couverture (c’était dans les années Loria…).

Ces rencontres ont pris fin avec son congédiement, le 31 mai 2001. Quelques semaines plus tard, je quittais la couverture des Expos. Nos chemins ne se sont plus recroisés – jusqu’à ce samedi.

Felipe Alou a maintenant 87 ans. Bientôt, 88. Nous nous retrouvons dans le hall d’un hôtel de Laval, quelques heures avant le gala de charité Expos Fest, dont il est l’une des têtes d’affiche. Il est en grande forme. Même sourire charmeur, même regard perçant qu’avant. Oui, son dos est un peu plus voûté. Mais sa tête, elle, est toute là. L’ancien entraîneur-chef des Expos n’a rien perdu de sa lucidité ni de sa passion pour les sujets qui l’animent.

PHOTO JOSIE DESMARAIS, LA PRESSE

Felipe Alou était l’une des têtes d’affiche du gala de charité Expos Fest, samedi, dans un hôtel de Laval.

La pêche, par exemple.

« Chaque année, je reviens une ou deux fois au Québec. J’aime venir pêcher ici. La dernière fois, je suis allé au lac du Triton, en hélicoptère. J’ai aussi un bateau, en Floride, mais la mer est souvent agitée, alors j’achète mes poissons au marché. »

Le baseball occupe toujours une place centrale dans sa vie. Il est d’ailleurs encore conseiller spécial pour les Giants de San Francisco. « Je suis pas mal certain que ce sera ma dernière année, laisse-t-il tomber. J’arrêterai, mais je ne prendrai jamais ma retraite. Tu sais, j’ai obtenu ma première chance comme gérant dans les ligues majeures à 56 ans, après presque 20 ans dans les ligues mineures. Ça ne fait pas si longtemps que ça que je travaille [rires]. »

Après 70 ans d’implication dans le baseball, il reste tout aussi épris de son sport. Ainsi, il a adoré la dernière Classique mondiale. « Le meilleur tournoi de l’histoire. » Il s’extasie devant Shohei Ohtani. « Un joueur exceptionnel. Le meilleur au monde, actuellement. » Il déplore la contre-performance de l’équipe de la République dominicaine, son pays natal.

« L’équipe était talentueuse. Sauf qu’elle n’était pas prête.

– Quand vous étiez joueur, auriez-vous aimé représenter la République dominicaine dans un tournoi comme celui-là ?

– Oh oui. En fait, c’est arrivé. C’était aux Jeux panaméricains, en 1955. Nous avions vaincu les Américains en finale, et j’avais frappé quatre coups sûrs ! »

C’est ça, Felipe Alou. Sa vie est si remplie, sa carrière est si fascinante, qu’il peut répondre à chaque question avec une anecdote intéressante. Pendant notre conversation de 45 minutes, il sera autant question de Barry Bonds que de l’ancien gérant des Yankees Ralph Houk ou de l’édition 1994 des Expos, la meilleure formation qu’il ait dirigée.

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Felipe Alou et son fils Moises ont participé à une séance de signature d’autographes.

« C’était une équipe extraordinaire. Dès la saison précédente, je savais que nous allions être bons. Nous avions très bien préparé l’équipe au camp d’entraînement. Nous avions une seule faiblesse, au premier but. J’avais eu l’idée de convertir le voltigeur Cliff Floyd. Le DG Kevin Malone n’était pas convaincu, car Floyd avait connu des difficultés au bâton. Je lui ai demandé de le garder quelques jours au début de la saison. Nous avions un voyage prévu au Colorado, où la balle voyage beaucoup. » Floyd avait terminé la série avec 7 coups sûrs en 11 présences. « Héhéhé », rit Alou, fier de son coup.

« Une fois, poursuit-il, un gérant adverse est venu me voir. Il avait reçu un rapport à mon sujet. Le rapport disait : sois alerte avec Felipe, car il est fou [crazy]. Il va demander à son quatrième frappeur de déposer l’amorti avec un coureur au troisième but, ou tenter un double vol de buts. C’est vrai que je n’avais pas peur. Je prenais des risques. Quand tu prends des décisions comme celles-là, tu dois rendre des comptes aux propriétaires, aux partisans, aux médias, et oui, tu peux être congédié. Mais tu ne dois pas gérer en craignant un congédiement. »

On devine que son style de gestion serait plus risqué aujourd’hui, avec l’importance que les patrons des équipes accordent aux statistiques avancées. « Tout à fait, reconnaît-il. J’ai dirigé à la belle époque. »

Felipe Alou a connu le début de l’ère des statistiques avancées. Il reconnaît l’importance de ces données, notamment celles liées au comportement des frappeurs dans certaines situations. Un compte de trois balles et une prise, par exemple. Mais aurait-il accepté qu’un employé des opérations baseball débarque dans son bureau avec un ordinateur, et lui impose une décision ?

« Non », répond-il avec fermeté. Il se penche vers moi.

Un gérant des ligues majeures doit connaître le baseball mieux que ses instructeurs. Mieux que ses joueurs. Mieux que son directeur général. Si ces gens en savent plus que vous, vous ne devriez pas diriger l’équipe.

Felipe Alou

Le métier d’entraîneur-chef au baseball était difficile il y a 30 ans. Il l’est probablement encore davantage aujourd’hui. « La dernière chose que je souhaite, a affirmé Felipe Alou il y a quelques années, c’est que mes enfants deviennent gérants à leur tour. »

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Moises et Felipe Alou

Moises, qui a joué pour les Expos, a écouté les conseils de son père. Il a refusé des entrevues pour des postes de gérant, notamment avec les Padres de San Diego. José fait carrière comme dépisteur, avec les Giants. Valérie a travaillé au sein de l’administration des Giants, avant de rejoindre l’agence IMG. Mais deux fils de Felipe ont décidé, eux, de faire la même carrière que leur père. Felipe Jr dirige un club-école des Orioles de Baltimore. Luis, quant à lui, a été brièvement l’entraîneur-chef des Mets de New York, pendant la pandémie. Il est maintenant instructeur avec les Yankees.

« Plusieurs athlètes ont vu un de leurs enfants faire carrière dans le même sport qu’eux, souligne Felipe. Moi, j’ai eu la chance d’en avoir plusieurs qui ont choisi de travailler dans le baseball. Après, chacun a choisi sa voie. C’est génial. Je suis très fier d’eux. »