La scène était saisissante. Ils étaient au kilomètre 41 du marathon de Tokyo, et le Canadien Cameron Levins était encore dans le coup. Mieux : il était en avant du peloton serré de six coureurs qui ne s’était pas encore disloqué. Tout contre lui, soufflant dans son cou, quatre Éthiopiens et un Kényan. Des coureurs jeunes et fringants ayant déjà couru un marathon en 2 h 4 min, 2 h 5 min…

Son meilleur temps à lui : 2 h 7 min 51 s, en 2022. Sur papier, pas dans la même ligue.

À l’ultime limite, quatre se sont détachés. « Ils ont accéléré et je ne pouvais plus suivre », dit Levins dans une entrevue téléphonique depuis Portland. Il a fini cinquième. Mais avec un chrono de 2 h 5 min 36 s, il ne cédait en fin de compte que 14 secondes au vainqueur, Chalo Deso Gelmisa.

Levins, qui aura 34 ans la semaine prochaine, a brûlé son propre record canadien de deux minutes. Et a pris en même temps le record nord-américain (Ryan Hall a déjà couru un 2 h 4 min 56 s non homologué un jour venteux à Boston).

Levins, de Colombie-Britannique, avait déjà sa place dans les livres d’histoire du sport canadien. En 2018, après que d’autres s’y furent cassé les dents par des marges de quelques secondes, il a battu le plus vieux record d’athlétisme au pays, celui de Jerome Drayton, établi 43 ans plus tôt au marathon de Fukuoka (2 h 10 min 9 s). En courant 2 h 9 min 25 s à Toronto, Levins avait mis son nom au-dessus de celui de Drayton.

Mais Drayton était beaucoup plus qu’un détenteur de record. Il était un des meilleurs, sinon le meilleur au monde d’après certains, au milieu des années 1970. Vainqueur de Fukuoka trois fois (Tokyo n’avait pas de marathon) et de Boston, il était un des favoris aux Jeux de Montréal, où il a fini sixième.

Drayton courait toujours en avant, avec les meilleurs au monde.

PHOTO TIRÉE DU COMPTE TWITTER @CBCOLYMPICS

Jerome Drayton

Dès après, les Africains de l’Est avaient débarqué sur la scène de la course de fond et pris le contrôle des podiums.

Les ambitions canadiennes se limitaient depuis à pourchasser ce record élusif de 2 h 10 min 9 s. Les podiums, même les Américains n’y accédaient presque plus.

Levins vient de prouver par deux fois qu’il peut faire exactement ça. D’abord au Championnat du monde d’athlétisme, à Eugene, l’été dernier. Il a non seulement battu son propre record (2 h 7 min 51 s), mais fini quatrième derrière de très forts coureurs. Du jamais-vu… depuis Drayton.

Et le 4 mars, il remet ça, en finissant cinquième, mais un cinquième très, très compétitif.

« On n’est pas récompensé pour être le meilleur non-Africain. Il n’y a pas de médaille pour ça. Il faut battre tout le monde. Comme athlète, je ne peux même pas considérer qu’un athlète est naturellement meilleur que moi. Je veux battre tout le monde, d’où qu’ils soient. Les Éthiopiens et les Kényans ont une histoire profonde dans la course de fond, et ça peut être intimidant, mais un bon athlète est… un bon athlète. De n’importe où. »

Après avoir été une grande vedette du circuit universitaire américain, Levins s’est qualifié pour les Jeux olympiques de Londres, en 2012. Il avait terminé 11e au 10 000 m. Il montrait à 23 ans qu’il avait sa place dans l’élite mondiale.

Je me souviens que déjà, il rejetait comme de la fumisterie la théorie selon laquelle les coureurs d’Afrique de l’Est sont génétiquement supérieurs. Depuis 40 ans en effet, il ne manque pas de thèses pour expliquer la domination des Kényans et des Éthiopiens (maintenant des Ougandais). On a mesuré la proportion de leurs os, l’oxygène en altitude, les habitudes de vie, l’alimentation…

C’est comme si je disais que les Canadiens sont génétiquement doués pour le hockey. C’est ridicule. Quand tous les enfants font un sport dans un pays, il y a des chances pour qu’ils développent plus de talent.

Cameron Levins

Les années qui ont suivi ont été difficiles. Il s’est joint à ce qui devait être la crème des clubs, le Nike Oregon Projet, dirigé par le sulfureux entraîneur Alberto Salazar. Salazar était auréolé des médailles de deux de ses athlètes, le Britannique Mo Farah (or au 5000 m et 10 000 m) et l’Américain Galen Rupp (argent au 10 000 m). Ses résultats ont stagné, il a été blessé et n’a pu se qualifier pour les Jeux de Rio. Puis, Salazar a été banni pour incitation à des techniques de dopage – des soupçons ont pesé sur Rupp, son protégé, mais aucun athlète n’a été accusé.

Levins avait déjà quitté le groupe. Nike l’a dissous. Il est retourné voir son ancien coach en Utah, et a repris les techniques d’entraînement qui lui avaient rapporté, notamment un volume d’entraînement gargantuesque.

« Je ne compte qu’en temps, maintenant, mais ça doit faire environ 170, 180 miles par semaine… » C’est-à-dire jusqu’à 290 km.

Il est devenu marathonien en pleine révolution des « super souliers », lancée par Nike, avec la mousse et la plaque de carbone qui donnent un retour d’énergie. « Je ne peux pas dire combien de minutes ou de secondes on gagne, je n’ai connu que ces souliers. Mais ça va plus vite. Ça n’enlève rien à Jerome Drayton. La bonne nouvelle, c’est qu’il n’y a plus d’avantage concurrentiel, la compétition s’est ajustée, alors qu’au départ, c’était Nike et le reste derrière », dit celui qui est passé chez Hoka, et maintenant chez Asics.

« Ce que j’ai changé surtout, c’est la musculation. »

Il explique à quel point les techniques d’analyse de la course ont évolué. On peut décortiquer tous les mouvements de l’athlète, voir quel côté compense pour l’autre, et ajuster le programme de musculation en conséquence.

« Je ne vois pas de différence par rapport à mes 25 ans. En fait, je me sens bien mieux. Et je continue de m’améliorer, alors je ne vois pas pourquoi j’arrêterais. »

Levins avait annoncé à l’avance qu’il était dans une forme pour accomplir « quelque chose de spécial », le 4 mars à Tokyo. Mais il m’avait dit la même chose avant les Jeux olympiques, en 2021. Il avait terminé 71e, de peine et de misère, dans la moiteur de Sapporo.

Cette fois, il a tenu parole.

Les organisateurs du marathon de Tokyo avaient mandaté les lièvres (donneurs d’allure) pour courir à 2 h 4 min 30 s, dans le but qu’un coureur japonais batte le record national (2 h 4 min 56 s).

« On a passé le demi-marathon à 62 minutes 11, c’était une allure décente. Mais quand les lièvres ont décroché, au 30km, on a levé le pied et c’est devenu tactique.

« Je ne regardais vraiment pas qui est autour, dit-il. Rendu là, je veux seulement gagner, je me fous de qui sont ces gars ou de ce qu’ils ont fait avant. »

Et en avant, il y a Budapest, en août.

« Honnêtement, je veux une médaille des Championnats du monde, pour moi et pour le Canada », dit celui qui n’est manifestement pas comblé par sa quatrième place d’Eugene.

Et il se fout bien de savoir qui il faudra tasser pour y arriver.