On aura beau fouiller, impossible de trouver un joueur ayant eu plus d’influence que Bobby Hull sur le hockey moderne. D’autres grands noms ont accompli des merveilles sur la patinoire, mais aucun n’a aussi profondément changé son industrie.

Sa mort à l’âge de 84 ans, annoncée lundi, devrait être l’occasion de lui rendre hommage, de saluer le risque immense qu’il a pris en 1972, et qui a permis à des centaines de joueurs d’obtenir un réel pouvoir de négociation avec les propriétaires d’équipes.

La situation n’est cependant pas si simple. Des allégations de violence conjugale entachent son héritage. Marié trois fois, Hull n’a jamais été déclaré coupable, mais a reconnu s’en être pris à un policier qui s’était interposé dans une querelle avec sa femme au milieu des années 1980.

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Bobby Hull en juillet 2019

Une autre épouse l’a accusé de graves sévices dans une entrevue au réseau ESPN en 2002. Sa fille a aussi témoigné du climat trop souvent toxique à la maison quand elle grandissait.

Au fil du temps, la réputation du « Golden Jet » s’est ainsi effritée. En 2016, les Jets de Winnipeg ont été critiqués lorsqu’ils l’ont admis à leur Temple de la renommée. Hull a préféré ne pas assister à la cérémonie, durant laquelle ses anciens compagnons de trio Anders Hedberg et Ulf Nilsson ont aussi été honorés.

Retour dans les années 1960. Hull est alors la supervedette du hockey. Son foudroyant tir frappé intimide les gardiens adverses et ensorcelle les foules. Sa présence sur la patinoire est unique, il attire l’attention des fans comme un aimant.

À cette époque, les joueurs n’ont aucun droit de négociation. En raison de la « clause de réserve » inscrite à leur contrat, ils appartiennent pour toujours à l’équipe les ayant embauchés dans leur jeunesse. Les salaires sont gardés secrets par leur employeur, ce qui les prive d’éléments de comparaison pour améliorer leur sort.

À Chicago, Hull engraisse les revenus de la famille Wirtz, propriétaire des Blackhawks. Avant la saison 1969, il reproche à ses employeurs de ne pas respecter certaines clauses de son contrat. La direction fait la sourde oreille. En colère, Hull s’absente jusqu’à la mi-novembre.

Les Blackhawks demeurent inflexibles et ce bras de fer se conclut à leur avantage. Penaud, Hull rentre au bercail. Comme l’explique le journaliste Gare Joyce dans son livre The Devil and Bobby Hull, l’organisation le punit en l’obligeant à lire une déclaration d’excuses devant les médias.

Pour les Blackhawks, cette humiliation publique n’est cependant pas suffisante, ajoute Joyce. On lui colle une amende, on le prive de son titre de « porte-parole » de l’équipe, en plus d’interdire à ses fils l’accès au vestiaire les jours d’entraînement. Son temps de glace est réduit et son entraîneur Billy Reay le force à se concentrer sur la défense. « À un moment donné, il a recommencé à marquer des buts, mais la haine ne s’est jamais résorbée », conclut Joyce.

Trois ans plus tard, cette victoire à court terme des Blackhawks se transforme en retentissant échec pour toute la Ligue nationale de hockey.

Les premières informations filtrent en juin 1971 : des investisseurs veulent fonder un nouveau circuit pour concurrencer le monopole de la LNH. Au fil des mois, le projet s’étoffe et l’Association mondiale de hockey (AMH) est créée.

Afin d’assurer le succès de l’aventure, l’AMH doit embaucher une véritable star. C’est la seule façon de prouver son sérieux. Et de convaincre d’autres joueurs de la LNH de faire le saut.

Bobby Hull est le joueur ciblé. D’abord, il demeure un attaquant de premier plan et le visage le plus connu du hockey aux États-Unis. Ensuite, ses relations tendues avec les Blackhawks sont connues de tous.

Au printemps 1972, les rumeurs selon lesquelles Hull est intéressé par l’offre des Jets de Winnipeg s’intensifient. Dans une ultime tentative pour conserver ses services, les Blackhawks lui proposent un contrat plus lucratif. Trop tard.

Le 17 juin, Hull signe une entente de 10 saisons avec les Jets, incluant une prime de signature de 1 million. Dans un montage financier audacieux, les 12 équipes du circuit se cotisent pour réunir cette somme.

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Bobby Hull et sa femme Joanne en juin 1972

La réaction du grand Gordie Howe, qui se joindra lui-même à l’AMH un an plus tard, est bien sentie : « Il y a encore beaucoup de questions à propos de la nouvelle ligue. Mais j’imagine que 1 million de dollars fournit beaucoup de réponses ! »

La LNH n’a cependant pas dit son dernier mot. Elle dépose un recours judiciaire contre Hull, les Jets et l’AMH. En novembre, une cour de Philadelphie rend un jugement historique : Hull peut s’aligner avec les Jets.

« La LNH ne constitue pas la candidate idéale pour profiter d’une exemption aux lois du travail », écrit le juge Leon Higginbotham, dans une décision lapidaire. « La Ligue a elle-même établi et perpétué, grâce à la clause de réserve, un monopole sur les hockeyeurs professionnels. »

Ces mots changent la réalité économique de l’industrie. L’AMH a bel et bien le droit d’embaucher des joueurs de la LNH dont le contrat est terminé, leur permettant ainsi de profiter de la concurrence entre les deux circuits. Du coup, les salaires explosent. Parallèlement, un énorme conflit, qui mettra des années à se résorber, éclate entre les deux ligues.

En 1979, l’AMH met fin à ses activités lorsque quatre de ses équipes (les Jets, les Oilers d’Edmonton, les Whalers de Hartford et les Nordiques de Québec) passent à la LNH. Sans l’audace de Bobby Hull, on peut croire que rien de cela ne se serait produit.

Comme me l’expliqua un jour Réjean Houle, qui améliora son sort en signant un contrat avec les Nordiques en 1973 avant de revenir avec le Canadien trois ans plus tard, la création de l’AMH a tout changé pour les joueurs.

« Nous obtenions maintenant la possibilité de véritablement négocier notre salaire. Ce fut la première avancée majeure pour les joueurs, une grande délivrance pour les gars de mon époque. »

Bobby Hull est mort. Il a marqué son sport comme peu d’autres l’ont fait. Mais les terribles écarts de sa vie personnelle ternissent à jamais son image.