Prenez la liste des exploits par n’importe quel bout, regardez les chiffres sous n’importe quel angle, il n’y a aucune autre conclusion possible : Eliud Kipchoge est le plus grand marathonien de tous les temps.

Dimanche à Berlin, sa course était loin d’être parfaite. « Je visais 60 min 50 s au demi, mais mes jambes sont allées trop vite », a dit le double champion aux journalistes. Les meneurs d’allure ont lancé l’affaire à une vitesse jamais vue sur marathon, mais je doute que ce soit par accident. Quand j’ai ouvert l’œil en pleine nuit pour voir ce qui se passait, il arrivait à mi-parcours en ce temps fou de 59 min 51 s. Il ne se contenterait pas de battre son record de 2018 (2 h 01 min 39 s). Il avait l’air de vouloir être le premier homme à courir sous les deux heures dans un marathon « officiel », un objectif qu’il n’a pas déclaré, à part à travers cet « impossible n’est rien » écrit sur son dossard.

Il avait couru la distance de 42,195 km en 1 h 59 min 40 s, à Vienne en 2019, mais sur un circuit balisé avec des lièvres qui se relayaient jusqu’à la fin, bref, ce ne pouvait pas être un record homologué de marathon. Mais on le sait physiquement capable d’y parvenir depuis. Mais c’était il y a trois ans…

Dimanche, dans la deuxième demie, il a commencé à perdre quelques secondes au kilomètre. Après avoir roulé à 2 min 50 s de moyenne (avec quelques kilomètres à 2 min 48 s et même 2 min 45 s !), il s’approchait des trois minutes au kilomètre, et a même échappé un 3 min 08 s… Allait-il casser ?

Mais non. Pas lui.

Résultat : un énorme record (2 h 01 min 09 s), à presque 38 ans. Et cinq minutes devant le plus proche poursuivant.

Depuis qu’il a délaissé la compétition sur piste en 2013 (après un titre mondial à 19 ans, l’argent à Pékin, le bronze à Athènes au 5000 m), il a terminé 17 marathons. Dans cette discipline où les imprévus sont nombreux et les rendez-vous, peu nombreux, il en a pourtant remporté 15. Il a terminé deuxième une fois, à sa deuxième tentative ; le premier avait battu le record du monde. Son autre non-victoire était à Londres, en 2020, où il avait fini 8e, rare déconvenue.

Était-ce le début de la fin ? Du tout. Aux Jeux de Tokyo, il a déclassé tout le monde pour devenir le seul avec Abebe Bikila (Rome et Tokyo) et l’énigmatique Est-Allemand Waldemar Cierpinski (Montréal et Moscou) à gagner deux titres olympiques au marathon.

« Je parlais avec Charles Philibert-Thiboutot samedi et tous les deux, on se disait qu’il ne pourrait plus battre son record, que le meilleur était passé… Ça prouve que les experts se sont trompés ! », dit Laurent Godbout, analyste d’athlétisme et organisateur de la Classique de Montréal.

La bonne nouvelle, c’est qu’il est à son meilleur à presque 38 ans.

Laurent Godbout

Dorys Langlois, ex-marathonien d’élite et entraîneur, estime que « tout considéré, c’est sa meilleure performance à vie ».

Tout considéré, c’est-à-dire cette première moitié imprudemment rapide. Ça n’a l’air de rien, mais trois secondes au kilomètre de trop dans la première moitié peut faire capoter le coureur, surtout quand il court à la limite, pour un record. Pour son dernier record, en 2018, Kipchoge avait fait des chronos de 61 min 6 s secondes sur la première moitié, et 60 min 33 s sur la deuxième. Il a donc accéléré, signe d’une gestion parfaite.

Dimanche, il a fait 59 min 51 s suivies de 61 min 19 s. Réussir à tenir le coup et battre le record quand même après avoir brûlé trop de cartouches est particulièrement impressionnant.

« Je ne pensais pas qu’il réussirait », dit l’entraîneur, selon qui Kipchoge « valait » 20 à 40 secondes de mieux, s’il était parti plus lentement.

Le plus grand, donc ? Sans doute.

Les Éthiopiens Kenenisa Bekele et Haile Gebrselassie ont une carrière sur piste plus glorieuse, mais au marathon, ils sont derrière le Kényan. Bekele, qui avait le deuxième temps historique au marathon jusqu’à dimanche (2 h 01 min 41 s), a pris part à 13 marathons, en a gagné trois, fait trois autres podiums, et en a abandonné quatre, ce qui n’a rien de déshonorant. Haile Gebrselassie, premier homme à courir sous les 2 h 04 min, était certes réputé intouchable. Deux fois recordman mondial, il n’a gagné « que » 9 des 16 marathons auxquels il a pris part, entre 2002 et 2012.

On peut difficilement comparer les coureurs en termes absolus, notamment parce que la technologie des souliers a connu une révolution à la fin des années 2010. Mais même en termes relatifs, en comparant la domination de ces athlètes sur leurs contemporains, Kipchoge est un marathonien à part. (Non, jamais soupçonné de dopage.)

Le plus beau de l’affaire, c’est qu’il n’a pas enregistré son dernier chrono. On pourra encore admirer sa foulée fluide et volante, peut-être même sous les deux heures, va savoir.