(Pékin) Jean-François Leclerc fait à la fois la chose la plus originale et la plus stéréotypée comme étranger à Pékin. Il brasse des bières funky. Et il est prof d’anglais.

Quand je lui ai dit qu’à l’hôtel où je me trouve, on nous sert de la Tsingtao, il a répondu : « C’est comme de la Labatt Bleue ; nous, on fait comme Dieu du Ciel !, mettons. »

Une toute petite opération, à peine 25 000 L par année, qu’il a démarrée avec un associé gallois installé en Chine lui aussi. Mais des produits qui se démarquent dans les concours. Et qui se font une niche dans les palais locaux. « Les Chinois n’aiment pas trop l’amer, alors ils font des drôles de faces à leur première gorgée de double IPA… Mais c’est un marché en train de changer. »

Toujours est-il que, par compassion autant que par promotion, il a voulu m’envoyer quelques échantillons de ses bières, que nous aurions pu déguster entre collègues aux petites heures en révisant les chronos de Nils van der Poel au 10 000 m, dans la plus grande tradition du journalisme sportif international. Ça n’arrivera pas.

  • Une des bières brassées par Jean-François Leclerc

    PHOTO FOURNIE PAR JEAN-FRANÇOIS LECLERC

    Une des bières brassées par Jean-François Leclerc

  • Une autre des bières brassées par Jean-François Leclerc

    FRANCOIS NADEAU, BEIJING

    Une autre des bières brassées par Jean-François Leclerc

1/2
  •  
  •  

« C’est interdit, l’hôtel ne permet pas qu’on fasse entrer de la nourriture de l’extérieur de la bulle olympique », lui ai-je expliqué.

Il était stupéfait.

Car voyez-vous, autant il est à peu près impossible d’entrer en Chine, une fois passé le sas sanitaire du pays, la vie ici est normale. Je veux dire : la vie hors de la bulle olympique, la vie en ville. Les gens portent le masque, oui (pas tous, d’ailleurs), mais les restos sont ouverts, les épiceries, les salles de spectacle. L’image du personnel en combinaison intégrale de protection antivirus est frappante, mais ce n’est qu’une réalité de frontière ou de zone d’éclosion. Je lui demande s’il connaît des gens ayant été infectés par la COVID-19 depuis deux ans en Chine. Il cherche. Il n’en connaît pas. Ah oui, peut-être un ami, qui pense l’avoir eue en décembre 2019… Mais pas plus.

Qu’est-ce qui l’a mené du Plateau Mont-Royal au district de Shunyi ? Qu’est-ce qui l’a fait s’installer dans le nord-est de la ville, où Pékin grignote un monde agricole artisanal ? « Hier, j’ai croisé un monsieur avec trois chèvres en rentrant chez moi. »

– La musique de l’accent chinois. La langue.

Il y en a pour qui c’est la bouffe, d’autres pour qui c’est la culture, certains tombent amoureux d’un être humain local… Lui, c’est la sonorité. Il a mis les pieds en Chine, et son tympan a capoté.

« Je viens d’une famille de musiciens… »

Il était ici avec un ami, qui a épousé une Chinoise. Ils venaient passer quelques mois dans la famille de sa femme, et Jean-François a décidé de l’accompagner. L’ami et son épouse chinoise sont retournés vivre à Mont-Saint-Hilaire. Leclerc est venu vivre en Chine. « On m’a expliqué que la façon la plus simple de venir travailler ici, c’est de devenir prof d’anglais. Sauf que j’étais pas vraiment bon en anglais. J’ai étudié l’anglais pendant un an, et j’ai eu une job à Harbin, dans le nord de la Chine. » C’était il y a 13 ans.

Les nuits sont longues à Harbin, et au bout de quelques semaines, il a « rencontré » une Pékinoise sur l’internet. Il voyait bien qu’elle faisait des traductions de leur conversation dans son anglais approximatif, mais il voyait surtout qu’elle avait un super sens de l’humour.

« On a chatté trois heures. Après j’ai écrit à une amie et je lui ai dit : “Je viens de rencontrer ma femme.” »

Il a déménagé à Pékin avec elle, ils se sont mariés, ils ont deux enfants qui étudient au lycée français, le plus vieux, 9 ans, joue au hockey et les deux parlent parfaitement le français, le mandarin et l’anglais.

Il habite une maison de banlieue, dans un mélange urbain d’immeubles résidentiels et de bungalows. « C’est une communauté, avec un agent de sécurité, il faut avertir si un invité vient, et dire par quelle porte il entre. Pas qu’il y ait beaucoup de criminalité, mais je pense que les Chinois aiment se sentir en sécurité. »

* * *

« Ce que j’aime en Chine ? Les gens sont curieux, c’est facile d’entrer en contact. Ils sont fiers aussi, ils veulent parler. Ça, pour un gars comme moi, c’est de l’or. Il y a beaucoup d’entraide. Si vous pouvez aller au restaurant, vous verriez presque des batailles entre des gens qui veulent ramasser la facture.

« Ce que j’aimais moins, c’est la pollution. Mais depuis cinq ans, c’est incroyable comment les choses ont changé. Quand je suis arrivé, il y avait un épisode de smog dangereux par semaine au moins. Maintenant, c’est une fois par année. Maintenant, si ça tourne mal, si ça serre la vis à Hong Kong, à Taiwan, s’il y a une guerre en Ukraine, ça se peut que ça devienne impossible de continuer à vivre ici. On reviendra au Québec. »

Mais aujourd’hui ? La vie ici est bonne, et s’il y a moins de verdure qu’au Québec, Pékin a ses parcs et ses charmes infinis.

« On parle beaucoup de la corruption en Chine, mais il y en a au Canada, de la corruption. Et ici, quand le gouvernement décide de lutter contre la pollution en fermant 300 usines, pour les installer plus loin, il le fait ! »

Le site de grand saut, où l’on voit des cheminées de refroidissement en arrière-plan des figures de ski acrobatique, est une ancienne aciérie (et non une centrale nucléaire). Tout ce secteur est une sorte de musée industriel à ciel ouvert figé dans le temps, que la ville est en train de transformer.

« C’est vrai qu’ils rasent des quartiers pour construire des tours d’habitation, mais ils compensent, et je connais personnellement des gens qui avaient des logements miteux et qui sont devenus millionnaires grâce à ça. C’est plus compliqué qu’on le dit. »

Pour ce qui est de la surveillance – la Chine est le champion de la reconnaissance faciale –, elle existe, mais il n’en fait pas une maladie.

« Je pense pas que ça les intéresse d’écouter mon téléphone, mais de toute manière, je m’en fous. » Officiellement, le « mur » internet chinois coupe les liens vers le web extérieur. « Bah, j’ai un VPN et personne ne vient sonner chez moi. Faut pas exagérer. Oui, il y a des caméras partout. Mais je suis assez cowboy en auto, et je peux vous assurer que ça ne marche pas tant que ça. Je brûle des feux, je passe sur des terre-pleins, je ne reçois presque jamais de tickets. Des fois oui, et là je me dis : “OK, cette caméra-là, elle fonctionne.”

« J’ai beaucoup voyagé et j’ai appris une chose : le monde, c’est du monde. Les gens veulent être heureux, aimer, partout. Et partout, il y a des épais. Les gens ont beaucoup de préjugés sur la Chine, je m’en rends compte quand je parle avec mes amis au Québec. Mais les Chinois ont plein de préjugés sur les pays occidentaux aussi. Un jour, les Japonais avaient fait quelque chose, je ne sais plus quoi, et des gens se sont mis à attaquer des voitures japonaises. Même si elles appartenaient à des Chinois. Des épais, il y en a partout. »

* * *

Un beau matin, François Nadeau, lui, a décidé de tout bazarder pour aller vivre à Pékin. « J’ai vidé mon appartement, j’ai vendu tout ce que j’avais, il m’est resté deux valises. »

Voilà cinq ans qu’il habite dans « le Brossard de Pékin », comme il dit, et il n’a jamais regretté sa décision. C’est un des 9944 Canadiens inscrits au « Service des Canadiens à l’étranger », auprès de l’ambassade.

PHOTO FOURNIE PAR FRANÇOIS NADEAU

Francois Nadeau

Formé en musique à Concordia, il a composé les thèmes de plusieurs émissions de télé et documentaires, en plus de faire du développement web et de la postproduction. Mais sa passion a toujours été la photo. Aussi, en 2013, il a participé à un concours chinois destiné aux photographes internationaux pour promouvoir la région de Pékin. Il a été retenu. Il s’est rendu plusieurs fois dans le pays. En est tombé amoureux. Et a décidé d’aller y faire sa vie.

« La Chine m’a toujours fasciné, et ça tient à des choses aussi niaiseuses que Tintin et le Lotus bleu. Ici, je sens que je vis dans un océan énorme avec toujours quelque chose à découvrir. C’est un sujet infini à explorer. La culture, les gens, l’histoire, la bouffe, il y a toujours quelque chose de fascinant à voir. »

Au début, il habitait chez un ami québécois. Ensuite, il vivait dans un minuscule studio loué 650 $ par mois. Maintenant, il vit avec sa copine chinoise en banlieue, à une heure de bus de Pékin, dans le « Brossard de Pékin ».

Il me raconte la même vie locale, presque « normale », à condition de ne pas vivre dans une zone où le virus a été présent. Chacun doit avoir son « code vert » sur son téléphone. Ce n’est pas une preuve vaccinale (près de 90 % de la population serait vaccinée avec les vaccins chinois). C’est plutôt une preuve de contacts : ça indique si l’on a été proche de personnes infectées ou dans une zone de contagion. Une fois ce code en main, on peut aller au resto, au spectacle, au bar, etc. Les déplacements entre villes peuvent requérir des permissions, et seront tracés.

« J’étais au restaurant hier, et c’était plein », m’a-t-il dit mercredi.

Il vit bien de ses contrats de photographe, malgré la concurrence. « Tout fonctionne avec le guanxi, les contacts : si quelqu’un te fait confiance, tu peux avancer. »

« C’est un pays complexe, avec une longue histoire, ayant connu depuis 30 ans un développement hallucinant, jamais vu dans l’histoire humaine. Les gens ont encore une image de Chinois en col Mao roulant en vélo. Mais le pays est en train de devenir la puissance numéro 1, si ce n’est déjà fait, et ils en sont très fiers. Il ne faut pas oublier que l’histoire chinoise depuis un siècle a souvent été tragique. »

Et la répression policière ? Ce qu’on fait subir aux Ouïghours ?

« Pour les Chinois, ce n’est pas de nos affaires. Ils sont authentiquement offusqués qu’on se mêle de leur politique. Un ami chinois ne comprenait pas plus pourquoi je suivais les élections américaines. Pour lui, ce n’était pas de mes affaires. »

Ce qu’il aime par-dessus tout ici, ce sont les gens.

« Je ne me suis jamais fait écœurer. Les gens sont tellement gentils et curieux. Tu vas dans un petit village, les gens t’emmènent manger chez eux. Ils se laissent photographier. Bon, les militaires, non, mais partout les militaires n’aiment pas ça. Il y a encore cette vieille Chine, à côté d’une Chine hypermoderne… Si tu n’y as pas habité, tu ne peux pas comprendre. »

PHOTO FOURNIE PAR FRANÇOIS NADEAU

François Nadeau

Je les écoute, et j’ai seulement le goût de sauter la clôture olympique, goûter un peu la ville…