(Pékin) C’est une histoire rocambolesque. Celle de millionnaires chinois prêts à investir beaucoup, beaucoup, beaucoup de yuans pour convaincre des entraîneurs québécois de mettre sur pied une grande académie de hockey à Pékin. Alerte au divulgâcheur : ça ne s’est pas passé exactement comme prévu…

Nous sommes à l’automne 2016, quelques mois après l’annonce de l’attribution des Jeux d’hiver de 2022 à la Chine. Jacques Blouin, alors coordonnateur à Hockey Québec, reçoit un appel inusité. « Monsieur Blouin, connaissez-vous des entraîneurs québécois qui voudraient venir enseigner le hockey en Chine ? »

Euh…

Son interlocutrice – une interprète – lui explique les grandes lignes du projet. C’est pour une académie de hockey. Les Chevaliers de Beijing. Le coach vient de partir. Les propriétaires cherchent un remplaçant, et un contact à Montréal leur a vanté l’expertise des entraîneurs québécois.

Après avoir discuté avec l’entraîneur démissionnaire, Jacques Blouin accepte le rôle d’intermédiaire. Il publie une petite annonce sur LinkedIn. L’engouement pour le poste est immédiat : 68 entraîneurs d’ici déposent leur candidature. Et pas les moindres. Parmi eux, on retrouve notamment d’anciens coachs de la Ligue nationale de hockey, et d’autres qui le deviendront.

« C’était très, très bien payé, se souvient Jacques Blouin. Surtout pour seulement neuf heures de travail par semaine. La chambre d’hôtel et le transport étaient fournis, et les repas dans le restaurant voisin de l’aréna étaient gratuits. »

Les Chinois ont une idée très précise de l’entraîneur qu’ils souhaitent embaucher. Un coach strict, exigeant et flamboyant.

Pensez à l’entraîneur-chef de l’équipe américaine aux Jeux de Lake Placid, Herb Brooks, réputé pour tirer le meilleur de ses joueurs en les poussant à bout. Ou à Mike Keenan, un des entraîneurs-chefs les plus sévères de la LNH, recruté en 2017 pour diriger le seul club chinois dans la KHL.

« Ce qu’ils connaissaient du hockey, explique Jacques Blouin, c’était ce qu’ils avaient vu dans Miracle. Ou dans Slap Shot. Du pif-paf-pouf. Des coachs qui crient, qui gueulent, qui font faire du bande à bande à leurs joueurs. Pour eux, le hockey, c’était un sport militaire qui allait permettre à leurs enfants d’apprendre la discipline. »

Jacques Blouin, lui, penche plutôt vers un entraîneur « avec un certain panache », qui a déjà travaillé dans un programme scolaire ou une école de hockey. Sur les 68 postulants, il en passe une demi-douzaine en entrevue. Le processus est compliqué. Les Chinois insistent pour voir le candidat en action, sur une vidéo.

« Des fois, ils en voyaient un, et ils me répondaient : ‟Non, lui, il est trop soft.” Ils voulaient vraiment que le coach soit spectaculaire. Qu’il donne un show. »

Après trois tours d’entrevues, l’entraîneur adjoint de l’équipe féminine de l’Université d’Ottawa, Philippe Bergeron, est recruté.

* * *

Transparence totale : je connais Philippe Bergeron. Il est aujourd’hui l’entraîneur de mon plus jeune. Et croyez-moi, ses méthodes d’enseignement n’ont absolument rien à voir avec celles de Herb Brooks dans Miracle. (Tant mieux.)

Les propriétaires des Chevaliers, emballés par son profil, lui offrent d’entrée de jeu un contrat de trois ans. Une proposition qui l’étonne. « Je leur ai répondu : ‟Attendez un peu, là. Je ne sais pas à quoi ça va ressembler, et je ne suis jamais allé en Chine de ma vie.” »

Les Chinois poursuivent leur campagne de séduction. L’adjoint chinois de Philippe Bergeron vient le chercher à l’aéroport dans une voiture de luxe. Une Maserati. Le Québécois est soufflé. « Je me disais : ‟Dans quel monde je suis ?” » Ses nouveaux employeurs l’invitent ensuite dans un restaurant tout aussi luxueux. « Ils m’avaient vendu le projet d’une académie de hockey avec 25 joueurs d’âge pee-wee. »

Silence…

« Ce n’était pas ça ?

— Non. Pas du tout. Même pas proche [rires]. Je suis arrivé pendant leurs vacances du Nouvel An. Le premier lundi, à l’aréna, il y avait… quatre jeunes. Ils avaient 8-9 ans. Ils ne savaient pas vraiment patiner. La glace ressemblait à celle d’une patinoire extérieure. Il y avait environ deux pouces de neige. J’ai demandé à mon assistant : ‟Penses-tu qu’ils vont faire la glace ?” Il m’a répondu : ‟Ça dépend.” ‟Ça dépend de quoi ?” ‟Ça dépend si le gars veut la faire.” »

La fenêtre du vestiaire est brisée. Il fait froid. « Entre 0 et -10. » À 9 h 30, au moment où il s’apprête à sauter sur la glace pour la première fois, Philippe Bergeron réalise que son groupe ne sera pas seul. « La moitié de la patinoire était occupée par des patineuses. Et dans notre moitié, il y avait un autre entraîneur, avec trois très bons joueurs de 9 ans, et moi, avec quatre mauvais joueurs. L’autre coach était très habile. C’était sûrement un ancien joueur. Mais il était sévère. Comprends-moi bien : sévère de chez sévère. »

Philippe Bergeron, lui, fait ses affaires de son côté. « Je mimais. Je faisais des démos. C’était le fun. Une belle expérience. Les petits gars s’amélioraient rapidement. Mais après un entraînement, mon adjoint est venu me parler. Des parents étaient allés le voir pour lui demander pourquoi je ne criais pas après les jeunes. Il m’a dit : ‟Tu as le droit de leur donner des coups de bâton, si tu veux.” »

Pas tout à fait son genre.

Plus tard dans la semaine, il assiste à une scène qui le marque. Un entraîneur d’un autre groupe lance son bâton sur le casque d’un gardien. « Comme un javelot. Je capotais. Le gars avait une grosse shot. Le gardien, lui, devait avoir 8-9 ans. Sa mitaine a viré de bord. Je me suis tourné vers mon adjoint et lui ai demandé : ‟Qu’est-ce qu’il fait là ?” »

Réponse de l’adjoint : « Ben là, il n’a pas arrêté le tir… »

Philippe Bergeron, lui, n’est pas une émule de Herb Brooks. Il termine sa première semaine, comme le prévoit son entente, mais l’écart entre les promesses formulées et la réalité le convainquent de revenir au Canada.

« Ce fut une expérience enrichissante. C’était vraiment cool. Tout était payé. Tous les soirs, j’étais invité dans des super bons restos. Les propriétaires m’ont fait visiter des appartements qui ressemblaient à des palaces. L’argent n’était pas un problème. Cette académie, c’était vraiment un truc de riches. »

* * *

Philippe Bergeron a raison : le hockey, en Chine, est un sport de riches.

Pour une raison bien simple.

Le manque de patinoires.

Selon la Fédération internationale de hockey, il y a actuellement 887 glaces en Chine, pour une population de 1,4 milliard d’habitants. Soit une patinoire par tranche de 1,5 million d’habitants. Calcul rapide : c’est comme s’il n’y avait que six arénas pour desservir tout le Québec. Puisque la demande est grande et l’offre, restreinte, « les coûts de location sont exorbitants », explique Jacques Blouin.

Ça se reflète sur le coût des cours privés. Souvent entre 40 $ et 60 $ l’heure, avec un entraîneur d’expérience. Or, le salaire moyen en Chine est d’environ 10 000 $ par année. Ces coûts d’entrée élevés sont un frein important à l’essor du hockey chinois.

Mais pour les Chevaliers de Beijing, l’argent n’était pas un problème. Après le départ de Philippe Bergeron, les propriétaires se mettent à la recherche d’un nouvel entraîneur. Ils font de nouveau appel à Jacques Blouin, de Hockey Québec, qui a un candidat en tête.

Henri Izard.

Cet entraîneur aguerri vient tout juste de quitter les Screaming Eagles du Cap Breton, dans la LHJMQ, pour un emploi au cégep de Sainte-Foy. Les dirigeants des Chevaliers souhaitent le rencontrer. Ils l’invitent au camp d’entraînement de leur académie – à Montréal !

« C’était vraiment professionnel, se souvient Henri Izard. Il y avait des rondelles sur la bande, des serviettes, les bouteilles d’eau étaient toutes alignées. J’étais épaté. Il devait y avoir six jeunes de 6 à 12 ans, de niveaux différents. Après la séance, des parents m’ont invité à manger avec eux. Tout de suite, ils m’ont parlé de salaire. Clairement, ils avaient de l’argent. »

Une semaine plus tard, Henri Izard reçoit un appel des Chevaliers. Ils veulent qu’il vienne en Chine.

« Quand ? », demande-t-il.

Le plus vite possible. Trois semaines plus tard, il se retrouve sur la glace, à Pékin. Il a droit au même manège de séduction que Philippe Bergeron – la Maserati en moins.

Leur objectif, c’était de mettre sur pied l’organisation, mais aussi d’inculquer une culture occidentale à leurs enfants. Ils poussaient beaucoup là-dessus.

Henri Izard

Lors des premières séances, Henri Izard est à son tour marqué par les méthodes sévères employées par les entraîneurs qu’il croise. « Un coach travaillait avec un jeune de 5-6 ans. Ça ne fonctionnait pas. Il a pris son bâton à une main et lui a donné un coup sur le casque. J’ai regardé la mère dans les gradins. Je me suis dit : elle va réagir, c’est sûr. Mais non. Après, dans le vestiaire, elle a engueulé son fils parce qu’il n’avait pas écouté le coach. »

Entendons-nous, des coachs durs, il y en a partout. Dans tous les sports. Mais dans le hockey chinois, selon les observations d’Henri Izard et de Philippe Bergeron, c’était plus souvent la norme que l’exception.

À l’hiver 2017, Henri Izard entraîne entre 12 et 20 enfants chinois, de 6 à 12 ans. Parfois sur un quart de glace. Mais aussi la fin de semaine, sur une pleine patinoire. Pour grossir les rangs de l’académie, il propose aux propriétaires de faire du recrutement. Le problème ? Les hockeyeurs à Pékin sont déjà tous inscrits dans un club. Henri Izard entame donc une tournée des séances de patin libre, à Pékin, à la recherche d’enfants qui patinent aisément. Lorsqu’il en voit un, il remet à ses parents une carte, avec ses coordonnées.

« Combien en as-tu recruté, comme ça ?

— Une bonne dizaine. »

Le bassin de joueurs reste toutefois limité. La Chine ne compte que 13 000 hockeyeurs fédérés. C’est à peu près l’équivalent du nombre de joueurs dans la région de Québec–Chaudière-Appalaches, avant la pandémie.

« Il y a des équipes scolaires. Dans un tournoi, j’en ai vu entre 24 et 30. Il y a aussi une ligue junior. Mais dans l’ensemble, il y a peu d’organisations, comme au Québec. C’est vraiment un sport de millionnaires. »

« Un autre enjeu de recrutement, poursuit-il, c’est que lorsque les jeunes arrivent à l’école secondaire, ils étudient davantage. Seuls quelques-uns continuent de jouer au hockey. L’entonnoir se referme très vite. On m’a offert de diriger l’équipe nationale des moins de 16 ans. Je me demandais : mais je vais les prendre où, ces joueurs ? Je n’avais pas vu de joueurs de grand calibre. »

PHOTO FOURNIE PAR JOCELYNE LARENTE

La Chine ne compte que 13 000 hockeyeurs fédérés.

Quel était le calibre de jeu, justement, dans les compétitions auxquelles il a assisté ?

« Chez nous, les meilleurs joueraient dans le AA, ou en deuxième division dans le RSEQ », dit celui qui dirige aujourd’hui la structure intégrée du Blizzard, dans la région de Québec.

« En Chine, les entraîneurs développent beaucoup les habiletés individuelles des joueurs. Sauf que le jeu d’équipe, lui, n’est pas très fort. Le jeune saisit la rondelle, la monte d’un bord à l’autre, essaie de déjouer trois gars et de la mettre dedans. Les passes, c’est difficile. »

Henri Izard est finalement resté cinq mois en Chine. Il a adoré son séjour. Autant sur la glace qu’à l’extérieur. « L’expérience d’une vie », confie-t-il, avec enthousiasme.

Le hockey chinois, lui, continue de progresser – à très petits coups de patin. Les Chinoises sont au 20e rang mondial. Les hommes, au 32e rang. Derrière les Espagnols, les Serbes et les Japonais. Malgré ce classement, les deux équipes nationales participeront à ces Jeux. Un privilège accordé au pays hôte.

Le scénario rêvé ? Quelques buts. Et peut-être, qui sait, une victoire.

Question que les Chinois vivent, à leur tour, leur Miracle sur glace.