(Tokyo) C’est une histoire fantastique. Tellement que même les scénaristes de Disney se seraient gardé une petite gêne avant de soumettre un scénario comme celui-là à leurs patrons.

Le synopsis ?

Le Canadien Damian Warner, médaillé de bronze aux Jeux de Rio en décathlon, rêvait de devenir champion olympique à Tokyo. Puis la pandémie a frappé. Le stade de l’Université Western – où il s’entraîne l’hiver – a fermé ses portes. Les restrictions sanitaires l’ont aussi empêché d’aller s’entraîner sous le soleil, aux États-Unis. Il n’avait plus de plan A. Plus de plan B. Plus de plan tout court.

C’est alors qu’à la suggestion d’un ami, deux de ses professeurs de l’école secondaire devenus ses entraîneurs, Gar Leyshon et Dennis Neilsen, se sont lancés dans un projet complètement fou. Transformer un vieil aréna mal chauffé de London, en Ontario, en centre d’entraînement. Pensez aux Anges de la rénovation, version décathlon. Près d’une centaine de personnes y ont contribué. Elles ont trouvé des matelas pour le saut à la perche. Installé une piste de course sur le plancher de béton. Posé des filets de protection pour le lancer du disque. Elles ont même construit une fosse de sable pour le saut en longueur. Ne manquait plus qu’une carcasse de bœuf suspendue sous le Jumbotron pour se croire dans Rocky. « Des fois, quand je parlais avec Gar, j’étais au bord des larmes. C’était comme si mes rêves s’éloignaient de moi. Aucun de mes concurrents ne s’entraînait dans ces circonstances. Ils participaient tous à des camps. Je ne voyais pas comment ça pouvait fonctionner. Heureusement, Gar et Dennis sont des gars têtus. Persévérants. Ils ne m’ont pas laissé abandonner. »

Tous leurs efforts et leurs sacrifices ont été récompensés.

Jeudi soir, Damian Warner est devenu le premier Canadien à gagner l’or dans l’épreuve la plus complète de l’athlétisme, le décathlon. Et il l’a fait avec panache.

Son total : 9018 points. Record personnel. Record canadien. Record olympique. Avant lui, seulement trois autres décathloniens dans l’histoire avaient dépassé le plateau mythique des 9000 points.

Bon. J’en conviens, 9018 points, c’est un peu abstrait pour le téléspectateur lambda qui ne suit pas les 10 épreuves avec une table de conversion et une calculatrice scientifique. Même les décathloniens s’y perdent. À quel point c’est bon ? Je vous ai découpé ça en quelques petites bouchées comestibles. À digérer avec de l’eau. Parce qu’avec du café, ça pourrait faire exploser votre cerveau.

110 mètres haies : 13,46 s

Le meilleur temps de l’histoire pour un décathlonien aux JO. Ça lui aurait permis de se qualifier pour la demi-finale régulière. « J’adore les haies, a confié Warner jeudi. C’est mon épreuve préférée. Ça fait appel à toutes sortes d’habiletés athlétiques, comme la vitesse, la flexibilité et l’agilité. »

100 mètres : 10,12 s

Le meilleur temps de l’histoire pour un décathlonien. Pas juste aux JO. Partout. C’est aussi plus rapide que les meilleurs chronos cette saison de deux des relayeurs du 4 x 100 m canadiens. Dans la compétition régulière, il aurait atteint les demi-finales.

Saut à la perche : 4,90 m

Peut-être moins impressionnant que ses résultats dans les sprints. Mais il faut tenir compte des circonstances. « Ce sont les Jeux les plus chauds de l’histoire. Chaque fois que je saisissais la perche, ça me brûlait les mains. On allait se cacher à l’ombre. Sauf qu’ici, même l’ombre est chaude. Qu’est-on censé faire quand même à l’ombre, c’est brûlant ? [rires] »

Saut en longueur : 8,24 m

Son saut lui aurait permis de remporter la médaille de bronze au concours régulier. Savez-vous à quand remonte la dernière médaille olympique d’un Canadien en saut en longueur ? C’était avant la Première Guerre mondiale. En 1912.

Damian Warner a aussi fini parmi les trois meilleurs décathloniens au 400 m et au lancer du disque – deux disciplines qui ne sollicitent pas du tout les mêmes habiletés.

Ce qu’il a accompli au Stade olympique de Tokyo cette semaine est franchement exceptionnel. Surtout en cette période de surspécialisation, alors que des hockeyeurs de 12 ans sont sur la glace 12 mois par année et que de jeunes lanceurs de baseball de 19 ans doivent se faire opérer au coude, pour avoir trop sollicité leur bras pendant leur adolescence.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Damian Warner à la fin de sa vague du 400 m

« Quand j’ai commencé à faire le décathlon, j’entendais plein de commentaires. Du genre : ces gars-là sont des touche-à-tout, mais des maîtres de rien. Puis Ashton [Eaton] est arrivé. Il a réalisé le 400 m en 45 secondes pile. Couru comme un fou au 100 m. Sauté 8,23 m. Aux haies, il était capable de se mesurer aux meilleurs au monde. Des gars comme lui ont démontré que si on s’inscrit au décathlon, c’est parce que c’est ce qu’on veut faire. Parce qu’on est bon là-dedans. Je tire une très grande fierté d’être capable de me rapprocher des meilleurs au monde au 100 mètres et aux haies. »

Un collègue a demandé à Damian Warner s’il lui arrivait de regretter d’être un décathlonien, plutôt qu’un spécialiste.

« Tout le temps ! », s’est esclaffé le nouveau champion.

« À un moment dans ma carrière, ce serait bien de m’inscrire dans une grosse compétition et de ne faire qu’une épreuve. D’apporter une seule paire de crampons. C’est fou, le nombre de souliers que je dois transporter avec moi ! Quand tu approches la fin d’un décathlon, tu te demandes : pourquoi je fais ça ? Mais dès que tu termines un décathlon, tout ce que tu veux faire, c’est en recommencer un autre. C’est vraiment bizarre… »

Avec le temps, Warner a développé une affection pour chaque épreuve.

Sauf une.

La dernière.

Le 1500 m.

PHOTO BERNARD BRAULT, LA PRESSE

Damian Warner et les autres athlètes viennent de terminer l’épreuve du 1500 m.

J’aime le 100 m. Les haies. Le saut en hauteur. Le saut en longueur. La perche. Le javelot. Mais je n’ai jamais eu de plaisir à courir le 1500 m. Je ne pense pas que ça va arriver un jour non plus. Le plus proche que ce soit arrivé, c’était aux Jeux panaméricains, en 2015. Mais c’était seulement parce qu’à la fin, je pouvais être entouré de ma famille et de mes amis.

Damian Warner

Ce qui n’a malheureusement pas été possible, jeudi soir, au Stade olympique de Tokyo. En raison des restrictions sanitaires, les proches des athlètes étaient interdits d’entrée au Japon. La femme de Warner et leur jeune fils sont donc restés au Canada. Warner a célébré sa médaille d’or avec Gar Leyshon.

« Je ne connais pas l’histoire de tous les olympiens qui sont ici. Mais je suis certain que peu d’entre eux sont coachés par leurs professeurs d’anglais et d’éducation physique de l’école secondaire ! C’est un moment incroyable. Une expérience magnifique. Mais j’aurais dû être entouré de toute ma famille. C’est dommage. »

Ce fut la seule pointe d’amertume du point de presse. Les 20 autres minutes, Warner était incapable d’arrêter de sourire. Ce sourire d’un gars satisfait de voir ses efforts des 15 dernières années récompensés par le titre le plus prestigieux de l’athlétisme.

« Être médaillé d’or aux Jeux olympiques, réussir plus de 9000 points, me joindre à un groupe d’élite, ce sont des exploits auxquels on rêve quand on est enfant. Maintenant que je les vis, je ne sais pas comment réagir. Je n’ai jamais vécu quelque chose comme ça auparavant. C’est vraiment spécial. »